Tête-à-tête : « Méditerraner »

Après une inspection scrupuleuse de la section « M » du Larousse, nous pouvons désormais affirmer que ses éditeurs ont omis un mot, ou plus précisément un verbe. Ce numéro de Tête-à-tête interpelle en effet par son titre : « Méditerraner ». Il s’agit bien évidemment d’un néologisme : il fallait un mot qui puisse dire l’ineffable, pour prendre la relève lorsque le langage décide d’abandonner la partie pour aller prendre un verre. Il est également polysémique : il désigne l’attachement qu’on ressent pour les territoires méditerranéens, le plaisir que l’on éprouve à apppréhender la complexité d’une société différente, ainsi que l’expérience que l’on fait de l’altérité, de l’autre culture, de la rencontre individus dissemblables, de la découverte de nouveaux rivages.

 

 

Ajouter un mot à notre vocabulaire prend d’autant plus d’importance que cet ajout contre les différents mouvements xénophobes qui simplifient volontiers leurs discours, aussi bien sur le fond que sur la forme. En contrepartie, ce verbe d’action et verbe d’état s’apparente à un terme sans frontières qui désigne une zone qui n’en connaît pas non plus, seul espace qui admet les personnes exilées par le corps ou par l’esprit. En un mot : un mot neuf aux multiples facettes.

 

La Méditerranée, qu’elle constitue un point d’origine ou pas, désigne un espace géographique où se recoupent des identités plurielles. Voici un ailleurs poétique, où demeure une liberté de se déplacer. Un espace trop vaste, incontrôlable, qui permet d’échapper à toutes les formes d’enfermement ou d’assignation. Au gré de l’eau se dessine d’abord un lieu sans frontière où il est possible de se laisser surprendre en circulant d’une culture à l’autre. Pour Marco Godinho, le verbe “méditerraner” rappelle la recherche artistique. Les frontières se dissolvent, se démultiplient :  la Méditerranée demeure assurément plurielle. Pour lui, ce verbe est lié à une curiosité du monde, un désir de vivre, de résister et de poétiser obstinément.

 

Cependant, comme le rappellent plusieurs interviewés, ce territoire fragmenté n’a pas pu échapper, et n’échappe toujours pas, à des enjeux politiques majeurs. Et en ce domaine, on ne peut nier la présence des frontières avec leurs épineux enjeux sociaux, moraux et culturels. Comme le dit Jean-Paul Mari, passer sa vie à méditerraner, c’est aussi voir la mer changer de visage, se transformer. Ce paradis peut se muer en enfer, notamment pour les migrants qui perçoivent la Méditerranée comme une solution pour échapper à la cruauté de situations humanitaires d’une terrible urgence

 

 

Derrière ce déplacement démographique de masse provoqué par les conflits, il ne faut pas oblitérer des exodes personnels, dont témoignent notamment les reportages de Jean-Paul Mari : récits de familles brisées, de confrontations religieuses, mais aussi de nouvelles rencontres qui font basculer l’existence. Méditerraner, finalement, signifie demeurer à l’écoute de ces histoires singulières.

 

Une rencontre entre deux mondes s’impose au cœur de cette revue : l’ici et l’ailleurs. La Méditerranée est une zone de tension que l’on verrouille politiquement pour empêcher cet ailleurs d’accéder à notre “ici”. Peine perdue : l’ailleurs s’impose à l’imaginaire, comme dans les installations de Marco Godinho ou dans les films de Tony Gatlif, nourris par la puissance de l’exil. Rien ne pourra faire que les circulations cessent entre les deux rives. Avec ce numéro, Tête-à-Tête s’en fait le témoin.

 

Julie Barbier, Clarisse Barde & Eloïse Martin-Touchet