Exercice de réminiscence : « Pourquoi des revues ? » par Jérôme Duwa

Hugo Pradelle, Hubert Haddad, Michel Crépu, Chloé Pathé & Jérôme Duwa (de gauche à droite)

 

Ces notes, souvenirs et réflexions mêlés, résultent de la conversation entre quelques Aufklärer réunis dans un salon de l’Hôtel d’Avejan (CNL), au 53 rue de Verneuil, le lundi 6 novembre 2017. Après les salutations d’usage, les invités-revuistes vont s’assoir derrière une longue table rectangulaire, trois micros, cinq bouteilles d’eau plate. Devant eux, une assistance d’une trentaine de personnes. Ça commence comme ça va finir.

 

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Une manière de chaudière, telle est la revue. Et pourquoi pas lancée sur des rails à toute allure au milieu de nulle part… Si l’on abandonne les rails, l’image est cartésienne. Le philosophe ne voyait pas autrement le coeur dans l’organisme vivant. Ainsi, la revue comme coeur surchauffé de la machine littéraire. Ça vrombit, ça met en mouvement des flux, ça grince, ça fuit, de l’énergie circule et ça irrigue une quantité de membres formant une totalité organique. En cas de défaillance, l’explosion catastrophique n’est pas à exclure.

 

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Mais que signifie alors ce terme si souvent invoqué de collectif ? Ce n’est pas seulement qu’une revue se fait à plusieurs, mais que la nature de ce qui s’y trouve écrit se voit automatiquement modifiée par la proximité d’autres auteurs, ayant tenu d’autres propos. Le texte est comme jamais exposé, rendu vulnérable. Rien d’un livre tout puissant ou sacro-saint. C’est tout à fait autre chose. Par côtoiement, les textes sont dépouillés de leur insolence narcissique. Ils sont contraints à l’attention réciproque.

 

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Sous une autre perspective, une revue ressemble à un musée où les tableaux mis côte-à-côte s’entre-regardent et rivalisent aux yeux du visiteur qui s’y promène. Devant lequel s’attardera-t-on davantage ? Tiens : un article sur Psychose. Mais une collection ne saurait suffire pour former un collectif. Tous les tableaux qui se présentent à mes yeux, je ne les considère pas comme un tout, si rien ne les relie hormis l’espace qui les rassemble par accident. Il faut donc un fil, comme celui qui se dévide sans se rompre dans une conversation façon XVIIIe, pourquoi pas. C’est d’ailleurs à ce moment-là que l’histoire européenne des revues débute.

 

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Un fil ? Voilà que nous passons de la mécanique à la dentelle, de la clé à molette aux crochets. L’objet est subtil, fuyant et les outils dont nos disposons sont grossiers. La chaudière fonctionne avec quoi ? Quel est le motif de la dentelle ? Hypothèse : le désir.

Ce n’est pas un simple mot avancé en un temps qui se donne le spectacle de l’hédonisme généralisé. Le désir se compose, se construit patiemment : c’est peut-être parce qu’on ne désire pas vraiment telle chose assignable qu’il faut être résolument plusieurs pour désirer dans un monde où l’on s’évertue à nous faire exclusivement consommer des produits standardisés et aseptisés. Des produits et aussi : des émotions et des idées dont la séduisante uniformité rassure.

 

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C’est miracle qu’il reste toujours de ces revues impossibles à ranger, inclassables et indéfinissables. C’est prodigieux qu’il s’en crée toujours de nouvelles. Le prix à payer peut être jugé exorbitant. On les méprise, on les ignore. Mais leur invisibilité ne serait-elle pas leur gloire, quand beaucoup de ce qui s’expose ne déjoue momentanément la superficialité la plus atterrante qu’à la faveur de quelques paillettes qu’un souffle fera s’évanouir ?

 

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Et puis surtout, les lire et même plus : en parler avec à propos selon l’exigence du pluriel lorsque tout conspire à la simplification. Nouveau contrat de lecture : il n’est pas ce qu’il y a de plus commode. D’autres usages sont exigés comme d’autres aspirations moins immédiates de la part du lecteur. La revue travaille directement et par la force des choses sur le terrain de la multiplicité. Sa forme est essentielle : medium is message. Plusieurs voix, plusieurs mondes s’inventent à travers divers ordres du discours selon un montage significatif. La lecture des sommaires de revue est à conseiller comme exercice de méditation : glissements à pas feutrés dans une vie intérieure élargie. Fin du moi étriqué qui confirme décidément son caractère haïssable. Tout en elle objecte à la fusion, à la synthèse définitive, qui serait pourtant un tel soulagement individuel et général. Mais aucun surplomb n’est pensable dans le chahut des discordances et des affinités.

 

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Et alors, ce collectif ? C’est la volonté générale qui tient l’ensemble et qui n’est pas la somme des volontés particulières. La formule est usée… mais ne laisse-t-elle pas entendre que cette affaire de revue touche finalement à la politique ?

 

Jérôme Duwa

 

PS : Ils se reconnaîtront dans le plus grand des désordres de la mémoire. Merci à Michel Crépu, Hubert Haddad, Chloé Pathé, Hugo Pradelle et André Chabin auxquels, pour l’occasion, se sont joints en catimini quelques fantômes persistants.