« Aujourd’hui j’ai vu la France ! » par Marie Virolle

Sidération et chagrin. Ici nous n’en avions rien su ou voulu dire : mots soufflés. Au demeurant qu’aurions-nous pu ajouter à ce qui partout s’écrivait ? Cependant, n’y avait-il pas dans le massacre à Charlie Hebdo puis la tuerie antisémite une insupportable blessure infligée par ricochet à l’ensemble des revues, à ce qui les fonde et les anime : le travail critique, l’inconfort de la pensée, le goût de la dispute et l’accueil de l’autre. La liberté inaltérable.

 

Aussi était-il légitime, nécessaire même, qu’une parole de revue – qui plus est une revue engagée sur le terrain de l’interculturel –, se lève et se déploie : nous accueillons le beau texte de Marie Virolle, directrice de la revue Algérie Littérature/Action, texte qu’elle a proposé à la signature collective de nos amis de l’Association des revues plurielles dont le dialogue entre les cultures et la lutte contre les discriminations sont le cœur.

 

Le texte de Marie parle pour nous.

« Aujourd’hui j’ai vu la France ! »

Avec notre compassion aux familles et aux proches de toutes les victimes.

 

 

En hommage aux victimes de l’attentat perpétré à Charlie Hebdo où douze personnes ont été exécutées froidement ce mercredi 7 janvier 2015, dont cinq des plus grands dessinateurs et caricaturistes français, le glas a retenti aux tours de Notre-Dame et des appels à la prière dans certaines mosquées. En même temps que la Sonnerie aux Morts dans la cour de la Préfecture de Paris et le silence dans tout le pays pendant une minute. Deuil national justement décrété — mais qu’en auraient-ils pensé, eux, les libres-penseurs athées et si peu protocolaires de Charlie ?… Infinie tristesse, colère, rassemblements spontanés, bougies, recueillement, et un « Je suis Charlie » retentissant. Dès le lendemain d’autres victimes et des otages : crime antisémite. Désespoir. Et les lamentables assassins téléguidés tués à leur tour. Ténèbres. Enfin, dimanche, la lumière, la solidarité : la gigantesque « marche républicaine » sur tout le territoire, précédée à Paris par le cortège officiel des dirigeants de nombreux pays — pas tous irréprochables malheureusement en matière de droits de l’Homme. Immense espoir malgré tout, malgré les inévitables, et parfois viles, récupérations…

 

Et demain ? Et plus tard ?

 

Prenons garde que le glas ne soit pas celui du deuil de notre fameux « vivre ensemble » — l’expression est à la mode, mais elle est belle, surtout si on la décline en « vivre bien, tous ensemble » —, ni celui de notre démocratie, tout imparfaite qu’elle soit parfois et toujours « à venir ». Faisons en sorte que nous guide la remarquable diversité de la marche, la magnifique communion populaire de plusieurs millions de personnes, toutes générations et toutes origines, couleurs de peau, religions, cultures confondues : « Je suis Charlie, je suis juif, je suis musulman, je suis athée, je suis flic, je suis Charlie, je suis… ». Pas toujours bien équilibrées en nombre, ces identifications, mais est-ce ici affaire de nombre ?… Un besoin de se parler, d’avancer côte à côte. Des images pour l’Histoire, un viatique pour un futur qui enracinerait les Français du XXIème siècle dans cette idéalité : la diversité dans la liberté et la fraternité. La France debout, libre, unie, contre tous les obscurantismes, sans peur. La force des symboles. L’identité heureuse. Moment de grâce… « Aujourd’hui, j’ai vu la France ! », dit au journaliste un père de famille d’origine maghrébine tenant sa fillette par la main. L’Europe, le monde entier ont vu la France…

 

Ce vivre ensemble, nous, revues plurielles, œuvrons — et pas toujours facilement — depuis de nombreuses années avec nos publications et nos associations pour qu’il soit possible et meilleur. Ce vivre ensemble — constamment mis à mal par des discriminations, des ghettoïsations, des politiques d’accueil inhumaines, des « deux poids, deux mesures » de l’information — est l’un de nos biens républicains les plus précieux. Dans nos colonnes et nos actions nous avons dénoncé, analysé, mis en garde, tiré des sonnettes d’alarme, tenté à notre modeste façon de maintenir les liens qui se délitaient. Le choc de ce que nous venons de vivre et le sursaut de cette marche sauront-ils immuniser le pays contre des formes autrement monstrueuses de déliquescence qui risquent de hanter nos rues si tout n’est pas fait à tous niveaux pour les éviter et les éloigner ?

 

Le but des assassins des 7 et 9 janvier était de terroriser, et sans doute d’attiser les divisions, d’attaquer certaines valeurs, et de faire monter le niveau de psychose dans notre pays. Or, quelles psychoses gangrenaient la société française à la veille de ces attentats ? Ce sont — souhaitons que la cathartique journée du 11 les auront fait reculer — la xénophobie, l’islamophobie, le racisme et l’antisémitisme, alimentés jour après jour par les propos de ceux qui spéculent sur le rejet de l’autre et espèrent en tirer des dividendes. Récemment, et sans craindre de nommer : l’ouvrage d’Eric Zemmour, l’ouvrage de Michel Houellebecq, certaines déclarations du Front National ou celles d’autres (ir)responsables politiques. Le tout relayé par des complicités médiatiques plus ou moins conscientes ou concertées. Par exemple, pourquoi tant de publicité faite à l’ouvrage de Zemmour qui, rappelons-le, prône une idéologie meurtrière : rien moins que la lutte contre « le grand remplacement » — qui nous menacerait — par un grand retour, la « remigration », c’est-à-dire l’expulsion de France de tous ceux qui ont à voir avec la culture ou la croyance musulmane ? Pourquoi Houellebecq est-il traité comme un invité politique sur le plateau de France 2, chaîne publique, et pourquoi son roman, qui imagine une France « soumise », dirigée par un « parti musulman » à l’horizon 2022, serait-il proposé comme l’événement politique du début de l’année 2015 ? Il est romancier, son ouvrage est une fiction : il relevait donc des chroniques littéraires… Ajoutons à ces démarches de construction d’un épouvantail pour susciter la peur de l’islam et des musulmans, et l’aversion qui l’escorte, les lâches mots, incontrôlés et anonymes, jetés sur Internet, accompagnant la triste vogue de l’attitude dite « décomplexée » à l’égard du racisme en général… L’idéologie du rejet est allée si loin qu’un maire (divers droites) s’est cru autorisé fin décembre à refuser la sépulture sur le territoire de sa commune d’un bébé rom décédé de la mort subite du nourrisson !

 

Tous ces discours et attitudes de haine fonctionnent en miroir avec les menaces, fatwas, anathèmes des extrémistes islamistes radicaux, salafistes djihadistes — armés ou prêts à être armés — qui se déversent dans la « djihadosphère » internationale, et dont des centaines, voire des milliers de Français, jeunes pour la plupart, sont les relais.

 

Alimenter de quelque manière que ce soit ce système d’opposition mortifère verrouillé ne peut que mener vers une catastrophe, bien au-delà encore de la désolation qui vient de nous atteindre, qui a frappé la vie, la liberté d’expression, l’intelligence, les valeurs positives de la République.

 

Mais avant tout, il faut le dire et le répéter : aucun amalgame ne doit être fait, ne peut être fait, à aucun niveau, entre les millions de musulmans qui vivent en France et les groupes terroristes, entre l’islam et son utilisation à des fins terroristes. Les musulmans de France, qu’ils soient de religion ou de culture musulmane — n’oublions pas qu’ils peuvent n’être pas pratiquants, voire être agnostiques ou athées tout comme les non musulmans ! — subissent une triple peine : ils sont choqués par les assassinats et les atteintes à la liberté comme les autres citoyens, mais ils sont aussi blessés parce que ces actes horribles sont commis au nom de leur religion, et enfin, ils sont exposés à la stigmatisation et à la violence : agressions islamophobes d’un côté, agressions terroristes de l’autre… Rappelons que les musulmans sont les premières victimes des djihadistes de par le monde, comme par exemple les 2 000 Nigérians massacrés cette semaine ou les 250 000 Algériens victimes de la guerre contre le terrorisme dans les années 90. L’équipe de Charlie Hebdo avait alors dessiné, écrit, manifesté en soutien au peuple algérien. De plus, les musulmans sont soumis de la part de l’opinion ou de diverses instances à des pressions contradictoires et à une forme d’injonction paradoxale insupportable : 1. ils ne doivent pas être communautaristes, mais 2. ils doivent se démarquer des terroristes et les condamner en tant que musulmans (donc en tant que communauté) ! Et comment, alors, pour exiger d’eux cette preuve de bonne conduite, les distinguer des autres citoyens français : faciès ? nom ? vêtement ? A quand le croissant vert cousu sur le manteau ?

 

La marche républicaine qui a uni tant de citoyens divers semble éloigner ces menaces, et condamner à la marginalisation ceux que de telles pensées animeraient. Ce qu’on appelle déjà « l’esprit du 11 janvier » pourrait se substituer à un climat délétère. Ainsi les terroristes auraient raté leur coup !

 

Lutter contre la progression des idéologies de haine, contre l’embrigadement dans les filières djihadistes, contre les dangereuses activités de leurs recrues est urgent. Sécuriser les lieux de résidence où se déroulent trafics d’armes et de drogues est impératif. Les forces de l’ordre doivent avoir les moyens de travailler efficacement. Mais nous ne saurions trop rester vigilants sur le fait que cette situation ne doit pas engendrer des lois et dispositions liberticides pour la société.

 

En même temps, œuvrer à retisser le lien social qui a été abîmé est plus important que tout. Aucun atermoiement ne doit plus être toléré quant à la nécessité d’ouvrir au maximum vers les quartiers populaires, et aussi à partir d’eux, des initiatives de développement culturel et social, en encourageant l’emploi mais aussi la connaissance et la créativité. A l’école, et dans les lieux publics, ou des lieux dédiés, avec les associations et les structures éducatives et récréatives. Un gigantesque chantier est à initier dans lequel nous, revues plurielles, sommes prêtes à prendre toute notre place.

 

Les quartiers dits « sensibles », les cités, les banlieues ne doivent plus être des lieux de relégation, des ghettos, des « territoires perdus », des repaires potentiels du terrorisme ! Les citoyens qui y résident ont droit à la tranquillité, à la joie de vivre, au respect, comme tous les autres citoyens de l’hexagone. Et la liberté d’expression, si chère à tous et tant défendue ces jours-ci parce qu’elle a été gravement attaquée, ne doit pas s’établir sur la misère sociale, intellectuelle, morale de certaines catégories de citoyens.

 

Ces « réparations » urgentes visent à ce que notre pays puisse continuer à construire des droits et à les protéger, tous les droits légaux de toutes celles et ceux qui vivent sur son sol et respectent ses règles et son intégrité, quelles que soient leur origine, leur culture, leur religion. C’est à cela aussi que travaillaient les créateurs précieux qui ont été exécutés à Charlie Hebdo, en dénonçant sans relâche et sans peur les indignités de notre société (et leurs coupables) : abus de pouvoir, sectarisme, bêtise, racisme, inégalités, exploitation, exclusions, etc.

 

Cabu, Wolinski, Tignous, Charb, Honoré étaient tous notoirement solidaires des déshérités, des défavorisés, des minorités, des jeunes des quartiers — où certains d’entre eux se rendaient pour dessiner dans les écoles. La réunion de rédaction qui se tenait le jour de leur assassinat collectif était justement consacrée au racisme et aux façons de le combattre ! Charlie = liberté d’expression : dent dure, irrévérence et impertinence, mais Charlie = fraternité : cœur tendre, compassion pour la souffrance, parti pris des opprimés, du multiculturel, du pluriel.

 

Ils nous ont appris à réfléchir, à désacraliser, à nous indigner, à rire de tout, et ont revisité avec nous depuis les années 60 quelques valeurs universelles, dont l’esprit critique, l’indépendance de pensée et la laïcité. Ils sont morts debout, mobilisés. En leur mémoire, avec leurs confrères, avec tous ceux qui exercent intelligence, discernement, émotion du cœur (et non de la tripe comme trop de medias ou de politiques flattant les bas instincts du public et de l’électeur !), érigeons-nous plus que jamais en guetteurs, pour veiller sur les droits de tous : musulmans, juifs, chrétiens, bouddhistes, et autres, athées, libres-penseurs, agnostiques, mais aussi Roms, homosexuels, communistes, anars, SDF, migrants, « sans-papiers », réfugiés, chômeurs, RSsistes, et chacun de celles et ceux qui pourraient être menacés ou stigmatisés au prétexte de leur différence, vous et nous les premiers !

 

 Marie Virolle, responsable de la revue Algérie / Littérature Action, vice-présidente de l’ARP (Association des Revues Plurielles).