
Les revues sont des affaires collectives, qui obéissent à des mouvements, des énergies. Il y a toujours quelque chose de passionnant à se plonger dans leurs fabriques, dans leurs histoires. Bruire est une revue à la forme changeante imaginée par l’équipe de École d’art municipale de La Roche-sur-Yon. Comme pour Villa Europa l’an passé, l’une de ses animatrices, Lisa David, retrace cette aventure qui bouscule les pratiques, invente d’autres manières de penser, offre aux élèves un lieu d’expression et d’invention unique.
Bruire est la revue résultant du travail d’élèves de l’École d’art municipale de La Roche-sur-Yon (LRSY) et d’étudiants du département Information et Communication de l’IUT, emportant nombre d’intervenants à des titres divers, pour une revue annuelle dont la 4e livraison paraît le 21 mars 2025. La création d’une revue s’est discutée à un tournant particulier dans l’histoire de l’école, qui développait depuis plusieurs années une spécialité autour des techniques artistiques de l’impression et de l’édition. Elle fut portée par Hélène Galdin-Renard, directrice de 2013 à 2018, et par l’enseignant Djamel Meskache qui dirige les éditions Tarabuste.
Leurs départs successifs en 2018 et 2020, nous amenèrent à renouveler un projet dans l’attente d’une fusion avec le Conservatoire de la Ville et de son nouveau directeur Xavier Jamin. Nous tenions alors à conserver nos spécificités et nos projets d’éducation artistique et culturelle, articulant arts visuels et langage(s). Nous maintenions l’organisation d’une résidence annuelle et autour d’elle, une dynamique favorisant l’édition comme champ privilégié d’expérimentation pédagogique et artistique. Bruire forme un trait d’union.
J’enseigne à l’école d’art depuis 2015 dans les champs élargis du dessin, de l’écriture et de l’édition. J’avais ce rêve de revue depuis longtemps et le partageai avec mes collègues en janvier 2020, sous la forme d’un projet transversal qui nous associerait à l’IUT. Marc Jahjah, maître de conférence à l’Université de Nantes, y relaya la proposition. Nous amorcions ce partenariat au printemps, pour débuter en septembre 2020 avec Yves Guilloux, professeur en design graphique. Il fallut dix-huit mois pour structurer les différents aspects du dispositif et créer Bruire #1 avec six brillantes étudiantes. Les débuts furent fébriles, mais soutenus par les artistes Grégory Valton, l’Atelier Mc Clane, les élèves de l’école d’art et par les participations de Philippe Forest, Françoise Peyrot-Roche, Catherine Derioz (Galerie Le Réverbère) ou encore Vincent Perrottet.
L’engagement de l’équipe de l’IUT et de l’école d’art, ainsi qu’un soutien structurel furent décisifs pour que cela fonctionne : des heures et des espaces dédiés, la mobilisation d’un budget et la sensibilisation de multiples services – comptabilité, communication, exploration des éléments juridiques avec notre administratrice Brigitte Pirio. Il fallut aussi l’intérêt de structures partenaires telles que La Maison Gueffier, l’artothèque, le média Hashtag Info, porté par les étudiants de l’IUT et Olivier Ertzscheid (chercheur, responsable du département Infocom) pour ne citer qu’eux… Tout cela permit peu à peu d’ajuster un modus operandi accordant nos réalités universitaires et pédagogiques. Comme nombre de constructions collectives, Bruire demande du temps et des tâtonnements, un brin de risque : nous fabriquons, apprenons ensemble et sommes fiers et soulagés à la parution.
Les groupes accueillis changent chaque année : vingt élèves découvrent l’école d’art en septembre et la quittent fin mars. Dix d’entre eux créent la maquette imprimée en mars, tandis que dix autres conçoivent le numéro à paraître en mars de l’année suivante. J’accompagne ces deux groupes le jeudi après-midi, règle la petite horlogerie des passations et des calendriers avec l’aide précieuse de Christelle Capo-Chichi (enseignante en métiers du livre, directrice des études) et Sonia Campos (enseignante en estampe, édition, responsable EAC).
Le titre de Bruire fut proposé par une étudiante qui s’appelle Mado.
Nous cherchions à évoquer le tressage d’écritures multiples, un certain effrangement des arts et des disciplines, caractéristiques de nos processus. La métaphore sonore apparut lors de nos visioconférences, soumises aux aléas contextuels – nous sommes alors toujours en 2020-2021 : distanciations sociales, interruptions, larsens, bruit dans l’image… Le bruit dans une image photographique suggère une altération, qui peut être due à la qualité de la lumière ou à l’instabilité d’une prise de vue. Un grain ou des pixels aléatoires apparaissent alors à l’image. Des artistes recherchent cette esthétique, comme le photographe Matt Wilson qui explore les accidents produits par l’usage de pellicules périmées, révélant le grain de paysages opalescents, empreints d’onirisme et de références picturales. Nous avons associé ce trait sérendipien à la volonté de représenter sans hiérarchie, divers langages et temporalités : arts visuels, poésie, critique, dessins d’enfants, pratique artistique amatrice et auteurs prestigieux, esquisses et formes abouties.
Et Mado a dit : Bruire ? La poésie du mot même, son articulation, nous ont plu : quelque chose de beau, qui nous relierait et valoriserait notre travail. Un bruissement suggère un son confus, dont les contours ne sont pas définitifs et se déterminent dans le mouvement : c’est quelque chose qui frémit, qui réagit et se cherche dans la canopée. Bruire se voudrait telle une pratique, pas un objet figé.
Sa forme se renouvelle à chaque livraison et tente de répondre à son titre : une potentialité. Un énoncé mouvant qui advient par les voix singulières réunies : élèves, artistes, invités. L’exploration formelle permet à chaque groupe l’appropriation de ce qui est bien une revue d’école, mais qui a un petit quelque chose à voir avec les livres et les revues d’artistes. Chaque automne, les élèves rencontrent un artiste, explorent son univers et ses références, qui leur inspirent un axe de recherche. L’analyse du contexte économique, écologique, l’appréhension d’un lectorat, d’une adresse, tout nourrit la réflexion jusqu’à la création d’une ligne éditoriale et d’un support : format, papier, structuration, choix typographiques…
Fabrication et diffusion numérique sont intégralement financées par la Ville. C’est conséquent pour l’école d’art, significatif pour les étudiants qui sont aussi introduits au fonctionnement des services publics, des écoles d’art et de leurs financements. Depuis 2021, nous travaillons avec de beaux papiers de création grâce à un partenariat soutenant avec la maison Fedrigoni. Nous rencontrons annuellement son représentant Hervé Cano, ancien imprimeur et accélérateur de particules. C’est une étape attendue par les élèves.
Leur formation en BUT leur permet d’intégrer les options « Communication des organisations » ou « Métiers du livres ». Ils bénéficient dans ce cadre de cours de culture graphique, sémiologie, histoire des politiques culturelles. Participer à Bruire constitue parfois pour eux une expérience artistique inédite, qui sollicite leur culture scolaire et personnelle par un biais sensible, collaboratif, politique. Il s’agit d’entrevoir une active porosité entre pratiques éditoriales et création contemporaine. Ainsi, chaque groupe écrit, griffonne, imprime, calcule, cite, manipule, débat, critique et change d’avis, imagine un objet qui reflète un arpentage, un vécu commun.
Nous regardons beaucoup de revues et de livres d’artistes, étudions les travaux de Marie Boivent, Anne Moeglin-Delcroix, Damien Gautier, Éric Watier. Nous admirons la revue plasticienne Talweg, Initiales, revue de l’Ensba Lyon, les cahiers mésozoaires d’Aix-en-Provence, Marges, Phylactère, Sabir, Faire, Qui ?résiste, la revue solo de Pierre Di Sciullo, Dock(s), Triages, les éditions bruxelloises Surfaces utiles et bien d’autres… Enfin, la revue S.M.S. (Shit Must Stop) fondée en 1968 par William Copley et Dimitri Petrov qui prône dans l’esprit de Fluxus, l’imbrication de l’art à la vie, un désir très démocratique de transmission, de circulation des oeuvres et de mélange des genres.
Accessible dans sa version numérique Bruire est aussi imprimée à 1500 exemplaires, diffusée gracieusement au public de l’école d’art et aux étudiants, elle est disponible dans le réseau de lecture publique local, en bibliothèque universitaire. Elle est confiée à des structures culturelles proches – La galerie La Gâterie, à Juliette Pédard, qui porte des actions culturelles liées au label Ville en poésie de LRSY, au Pôle Arts Visuels, à Mobilis, au Lieu Unique et au Musée de l’imprimerie de Nantes. La Librairie 85000 la distribue dans le cadre du dispositif Sauvez-un livre ! qui expérimente des alternatives écologiques au pilon. L’achat d’un livre cogné est ainsi couplé à l’offre d’un numéro de Bruire.
Bruire est accueillie positivement par les artistes et auteurs, leurs encouragements sont importants pour nous, comme de compter sur les contribution de Jakuta Alikavazovic, (écrivaine associée au Grand R) et de Pierrick Naud aux pages de Bruire #4, des éditions Adverse à Bruire #5. Que leur écriture se mêle aux expérimentations des profs et aux créations des élèves pimente la matière de la revue. C’est excitant, ça rassemble, c’est une responsabilité !
Le travail de diffusion demeure difficile à consolider, mais nous en améliorons petit à petit la portée. Au-delà du lancement qui a lieu au Conservatoire-école d’art, les étudiants consacrent un temps à une distribution sur leur campus. Bruire est transmise à l’Association Nationale des écoles d’art Territoriales (ANEAT), je la dépose lorsque je me déplace, aux Beaux-arts de Rennes, Nantes, Marseille… Ce travail n’a encore jamais été présenté en dehors de La Roche-sur-Yon, faute de temps surtout. Bruire demeure ancrée dans le quotidien dense et minuté de nos années scolaires. Ce qui serait formidable, c’est qu’elle roule un peu : tumbleweed virevoltant discrètement, mais dont les parties emportées, chargées de graines, se dispersent même dans les déserts.
Lisa David