Il était une fois Le Débat

 

Le Débat a cessé de paraître à l’été 2020 et c’est une perte pour beaucoup, abonnés fidèles ou non. Force est de constater que la revue n’a pas eu une fin à la hauteur de ce qu’elle a été quatre décennies durant, depuis ce jour de mai 1980 où elle a vu officiellement le jour. Après quarante ans d’existence et maints numéros formant un riche héritage, la revue aurait mérité, oui, un enterrement en grande pompe, mais sa disparition est passée presque inaperçue dans le grand brouhaha médiatique. Pas vraiment de vague d’émotion collective, tout au plus quelques vaguelettes. On aurait pu espérer davantage de considération et de recueillement à son endroit, au moment où elle baissait rideau, tant ce périodique a laissé une empreinte, tant il a compté (comme avaient compté Les Temps Modernes, dont l’extinction en 2018, d’ailleurs, fut encore plus discrète). Certes il y a bien eu ici et là quelques éditos, chroniques et autres salutations-de-clap-de-fin mais trop peu au regard de l’importance de cette publication dans l’histoire de la vie intellectuelle française et, au-delà, européenne. Cela témoigne (hélas) d’une chose évidente : le patrimoine intellectuel suscite aujourd’hui moins d’intérêt que le dernier tweet d’une pop-star quelconque ayant un hoquet syntaxique ou l’énième gesticulation d’un VIP sur TikTok. On exagère ? À peine.

 

Ce constat fait, revenons à ce que fut Le Débat, ce désormais lieu de mémoire de papier. Qu’on ait été un de ses lecteurs réguliers ou seulement occasionnels, tout le monde tombera d’accord sur la pertinence du rôle qui fut le sien au long des années et au fil des livraisons agrégeant articles documentés et entretiens nourris : être un espace (c’est-à-dire, par définition, ouvert) de conversation et non une tribune de logomachies, un lieu créant du lien, fût-il parfois fragile, entre des intervenants venant d’horizons divers. Ou pour le dire autrement : un espace où défendre le dialogue à bonne distance de l’activisme qui péchait (et pèchera toujours) par trop d’idéologie. Bref, et pour formuler les choses encore différemment : un espace d’expression du travail intellectuel où primait le mouvement vers l’autre plutôt que l’enracinement agité.  Sortir du seul rapport de force comme mode d’expression (qui avait longtemps prévalu à l’image de l’emblématique et archétypale figure sartrienne de l’intellectuel engagé) pour miser, bien plutôt, sur la force de la mise en rapport, de la mise en relation, de la mise en perspective critique et historique : telle la revue s’est voulue dès ses débuts, telle elle s’est maintenue dans le temps, résolument constante dans sa démarche, non sans essuyer à intervalles réguliers les sarcasmes de certains qui la trouvaient trop policée (qu’on pense à un Régis Debray épinglant sa « stupéfiante politesse »…)

 

Pierre Nora, DR

 

Animateur de la revue depuis ses débuts avec Marcel Gauchet et Krzysztof Pomian, Pierre Nora rappelle tout cela dans un récent entretien à la radio. C’était le 24 septembre dernier, au micro de Répliques, l’émission de France Culture ; il est revenu en ces termes sur l’origine de la revue qui a paru, est-il besoin de le rappeler, à l’enseigne de Gallimard : « C’était ça le sens du Débat : il ne s’agissait plus pour les intellectuels de transformer le monde mais de le comprendre. Et c’était une époque, les années 80, où ce monde se transformait sourdement, où naissait une sorte de civilisation nouvelle à tous égards – mentale, économique, financière…  –, c’était une période, donc, où j’ai senti très profondément, et c’est ce qui a fait Le Débat, que naissait un monde post-révolutionnaire difficile à appréhender et qu’il fallait une intelligence collective pour le comprendre ». Et il ajoute, résumant parfaitement l’essence même du projet : « Ce que Le Débat a voulu représenter, c’est la compréhension d’un nouveau monde par une forme d’intelligence de tous et convergente. » C’est moi qui souligne ce dernier mot ; il est peut-être le plus caractérisant quant à la vocation de cette publication, car les contributeurs pouvaient avoir des formations, des parcours et des points de vue très différents voire fortement opposés, au moins partageaient-ils leurs analyses dans la volonté réciproque d’une conversation. Au moins faisaient-ils pot commun pour qu’il y ait discussion, exposition argumentée des idées ; les uns et les autres faisant un effort de convergence (cette idée de mouvement vers l’autre dont on parlait plus haut), prenant le risque – car risque il y a dans ces cas-là – d’éprouver leur réflexion au contact d’un possible contradicteur.

 

Dans les pages de la revue, les échanges pouvaient ainsi être vifs et animés, il y avait quand même, et c’était au fond l’essentiel, échanges. Esprit de passerelle, donc, plutôt qu’esprit de chapelle. Pendant les vingt premières années d’existence de la revue, la complexité de certaines problématiques socio-économiques, politiques, culturelles ou religieuses exigeait cet appontement, disons, à une même plateforme éditoriale. Cela permettait des interprétations et des lectures, parfois contraires, des événements, des phénomènes, de l’actualité. L’évolution des enjeux internationaux et des situations nationales au tournant du 21e siècle imposa sans doute encore plus ce principe du contradictoire, dans lequel Pierre Nora voyait mordicus le propre de la conscience démocratique mais aussi, soulignons-le car c’est là un autre aspect fondamental du Débat, de l’esprit de curiosité : « C’était une revue qui s’élargissait à un horizon virtuellement encyclopédique au lieu d’être une militance d’un côté ou d’un autre, ou le support d’une idéologie quelconque », explique encore Pierre Nora, toujours dans ce même entretien radiophonique, regardant non sans nostalgie dans le rétroviseur. Illustration de ce côté tout-terrain, on se souvient pêle-mêle de textes sur l’école et la question pédagogique, sur les relations Nord-Sud, sur l’accélération de la mondialisation, sur la montée des régimes autoritaires et des intégrismes, sur la culture des images, sur la politique nationale et européenne et ses crises récurrentes, sur les mutations techniques et industrielles, sur la résurgence des ismes en tous genres… Notons au passage, et pour finir, qu’en décloisonnant sujets et disciplines et en faisant œuvre de diffusion des connaissances dans tous les domaines, Le Débat aura aussi été le lieu privilégié de l’essai, ce genre à nul autre pareil qui entremêle vulgarisation, sens des convictions et expression personnelle. Tournant ainsi le dos à l’inévitable jargon imbitable des spécialistes…

 

 

Il n’était pas inutile, croyons-nous, de se faire l’écho ici de ces quelques propos du fondateur de la revue Le Débat car on sent qu’elle a laissé, deux ans après son arrêt, une place vide dans le paysage des revues. Place qu’aucune revue n’a prise, et probablement ne prendra plus jamais, tant le paradigme de la guerre semble avoir repris le dessus dans la vie des idées. Qui ne voit que le blabla de combat l’emporte à présent à nouveau sur le débat éclairé ? Que le tout-médiatique, et sa nature opportunément belliqueuse (les audiences, n’est-ce pas), agit comme un rouleau compresseur culturel ? On ne sait plus se parler, s’écouter, tenter de se comprendre, mais seulement s’invectiver, s’écharper pour mieux, au fond, soliloquer. Il serait désespérant, vraiment, que seuls le clash et le buzz, via réseaux sociaux interposés, fassent définitivement office de pensées. Si Le Débat n’existe plus désormais, peut-on espérer toutefois que son esprit survive encore ici ou là, un peu, prêt à s’incarner autrement ?

 

Anthony Dufraisse

 

PS : pour les raisons qui ont conduit à la fin du Débat, on écoutera avec profit une autre émission de Répliques, en date du 19 septembre 2020.