Une amie, qui ne connaît strictement rien aux revues quoiqu’elle lise beaucoup par ailleurs, me disait dernièrement : « Quand tu me parles de revues, j’ai l’impression de recevoir une carte postale d’un pays que je ne connais pas ». Compliment ou pas (voulait-elle dire par-là que ma conversation la dépaysait ?), toujours est-il que l’image m’a plu et je l’ai conservée dans un coin de ma tête. La voilà qui ressurgit aujourd’hui sous la forme de cette chronique. Ici, régulièrement, on voyagera dans et avec les revues d’hier et d’aujourd’hui.
Pour se rappeler à mon bon souvenir, certaines revues sont capables de jouer les esprits frappeurs. Tenez, pas plus tard qu’hier, une pile branlante d’anciens numéros de La NRF dégringole avec force fracas d’une étagère. Des exemplaires tombés par terre je prélève au hasard le no de janvier 1968. Voyons voir ce qu’on y pouvait lire. Le sociologue Jean Duvignaud signe un texte au statut incertain, intitulé « La Révolte de Rima ». Étude romancée ? Anthropologie buissonnière ? Il y met en scène, croit-on comprendre, le contenu d’une enquête de terrain menée par certains de ses confrères ethnologues. Orpheline à la charge d’une tante éloignée, la dite Rima étouffe dans un village retiré du sud tunisien. Duvignaud dit bien comment cette jeune femme marginalisée du fait de sa situation aspire confusément à une autre vie, et ce en apprenant à lire au contact d’enfants qui ont la chance, plutôt rare au début des années 60, d’être scolarisés. Et comment, dans un univers quotidien régi par les rituels et les coutumes, l’horizon mental est borné et l’épanouissement personnel rendu impossible sinon interdit. Il s’agit là d’un beau portrait de femme, très touchant…
Plus loin, on trouve un ensemble sur des poètes roumains : Jebeleanu, Sorescu, Stanescu, pour ne citer que ceux dont le patronyme rime avec… Ceaucescu. Pour resituer l’époque, rappelons en effet que ce dernier est au pouvoir depuis 1965. En mai 68, il recevra à Bucarest la visite officielle de De Gaulle en personne, qui soutient alors un dirigeant qui fait mine de vouloir s’émanciper de la tutelle soviétique. Mais foin de géopolitique ; on notera que rien, dans ce patchwork de poèmes, ne transpire ou ne transparait de la situation politique d’alors. Autocensure ? Peut-être. Remarquons surtout comment les traducteurs, ici Guillevic, là Alain Bosquet, laissent, inconsciemment ou non, leur empreinte sur leurs traductions. Simplicité chez le premier, lyrisme chez le second : comme si – mais est-ce si étonnant après tout ? – leur propre conception de la poésie innervait les écrits de ceux au service desquels ils se mettent…
En toute fin de numéro, Bernard Frank – l’universitaire orientaliste, pas l’écrivain chafouin – traduit du japonais des extraits d’un recueil d’histoires composées par un auteur anonyme de la seconde moitié du XIe siècle. Où il est question, notamment, d’un moine peu assidu à l’étude et, disons-le, un peu déluré qui se fait berner par son maître. Celui-ci prend les traits d’une femme désirable pour mieux inciter son disciple à persévérer dans la voie de Bouddha. Allez comprendre : pour arriver à ses fins, la religion prend parfois de drôles de détours. Et on n’éventera pas grand-chose en vous disant que la ruse fonctionne évidemment (tout de même, ce que les bonshommes deviennent bêtas à la vue d’un jupon). Peut-être faut-il voir dans ce conte édifiant une variation d’un adage populaire, bien de chez nous celui-là : ce que femme veut, dieu le veut…
L.B., 11 mars 2016.
* La Nouvelle Revue Française, janvier 1968, no 181.