Sylvie Gouttebaron : « La revue ne quitte pas… »

En amitié, Sylvie Gouttebaron, directrice de la Maison des écrivains et de la littérature, nous livre un texte aimant sur les revues, aussi miroitant – qui saura jamais les figer? –  qu’elles-mêmes ne cessent de l’être. Si comme elle le dit, les revues sont – aussi – un « espace marin », Sylvie Gouttebaron épouse avec bonheur ses infinies fluctuations.

La revue voit et la revue nous garde, regarde. Qu’est-ce à dire ? Et que faire avec tout cela ? Un verbe conjugué et ce qu’il recèle, voici ce qui est à définir. C’est donc un peu du brigandage une revue, une manière d’anarchie légèrement ordonnée pour mieux paraître. Et c’est tout le contraire d’un espace clos où s’épuiserait la découverte. Revue marche absolument avec ouverture, ou si vous préférez, aventure. Une chose que l’on pense, que l’on fait, qui appelle, qui rappelle que le terme « collectif » a encore toujours un sens. Une revue n’est jamais seule, ne naît pas sans volontés plurielles.

Mon grand-père Max Eyzat, en 1946 a créé quelque chose qui, sans être une revue par sa périodicité (hebdomadaire), me fait toujours penser à ce goût que l’on a pour ce qui revient régulièrement, que l’on retrouve, qui sait inventer en reprenant un rythme amical. Cela s’appelait Cimes, il prit alors le risque de donner à lire en espérant, juste après guerre, que le monde reprendrait forme plus humaine. L’expérience fut de courte durée, mais elle était irréversiblement inscrite dans l’histoire d’une famille. Et les chiens ne font pas des chats.
Rythme donc. Oui, la revue est avant tout un rythme, une lucide pénétration du présent dans un espace critique. Une revue, c’est un rythme spatialisé, une coïncidence roborative entre le présent et son analyse, quel que soit le champ appréhendé (esthétique, poétique, politique, critique…). Et jamais au-revoir. La revue ne quitte pas. Elle revient et retourne l’image du monde. Tant mieux.

Les Cahiers du Sud ont occupé une grande place dans ma vie lorsque je me consacrai à l’oeuvre de Joë Bousquet qui y contribua comme l’on sait. Ballard, Marseille, le Sud résistant, les sociétés maritimes finançant alors la « revue ». L’accueil fait à Simone Weil qui y signait des articles fondamentaux sous le pseudonyme d’Emile Novis, tout cela contribuait à m’intéresser aux numéros défilant envers et contre tout, faits de témoignages cruciaux sur la pensée en un temps donné.
Si la revue est rythme, elle est aussi mouvement. Et par un miracle extraordinaire, tout numéro ancien recèle encore la trace de ce qui fut une fois fondé pour bousculer la pensée conventionnelle. Ces numéros, je les engrange et y reviens sans cesse, pour confirmer une idée, une hypothèse, revivifiée, à quoi se sont ajoutés les numéros de Critique, la nrf, Les Temps Modernes et d’autres, de création, plus confidentielles mais tout aussi riches qui en disent long sur le temps, une époque, des modes, des courants, la création littéraire, les idées, grands et petits maîtres s’y sont croisés pour exister.
La revue est un espace marin. Elle fluctue. On la découvre, on la déniche sous la roche qui la préserve, on la prend en librairie amie, on l’emporte comme un butin dans lequel les richesses se sont accumulées par les voix multiples qui la composent.
La revue est partition.
Donc partage. La revue a/est une harmonie paradoxale. Elle tient une ligne. Elle donne le ton.
Je me suis abonnée naguère à Vacarme, j’ai publié dans Le Nouveau Recueil avant sa « dématérialisation », et j’en sais gré à celles et ceux qui m’y ont conviée alors. J’ai signé un papier pour Lignes aussi à quoi je reste plus qu’attentive pour ne pas m’endormir sur le prêt-à-consommer.

Je le sais, pour les écrivains, que je connais un peu, la revue peut-être, est, un espace où reprendre souffle, où tester quelque chose entre deux livres, deux bords. Un pont sans marges et marginal où déposer un fragment de nouveauté, ou la totalité d’un voeu, d’un geste.
Je sais l’importance des revues créées par Claude Royet-Journoud, et que dire de TXT et d’autres qui frappèrent comme il fallait pour muscler le ton, justement, en poésie, toujours remise en « question » pour le meilleur, chahutée comme il se doit pour ne pas rester plantée comme une grue insouciante ou un flamand rose prostré. Po&sie me dit toujours quelque chose, et m’engage. Révérence Cher Michel !

Ainsi vivent les revues, contre-revues, duels à l’infini, réponses suicidaires et piquantes. Batailles intellectuelles, vie.
Sans les revues, actives, pas de paysage démocratique. Car l’espace déployé donne le temps qu’il nous faut. La revue est dans le temps et hors de lui. Elle est hic et nunc. Elle est entièrement libre. Je me souviens du Paresseux et du merveilleux slogan qui en faisait le discrète publicité : Le Paresseux, « paraît peu quand il peut ». J’aimais ce prélassement, cette langueur propices à l’ingéniosité, à la courbe expansive de la pensée, au libertaire geste de s’en foutre sans s’en foutre du tout, parce qu’un peu d’insolence ne nuit pas.

Aux revues on s’abonne. On donne ce qu’on a. Parce qu’on en a besoin. C’est une idée (et un fait militant et charmant) que l’abonnement qui fait aussi partie de l’adhésion quasi fraternelle et solitaire à un groupe, à un parti pris, à l’écheveau de pensées et de paroles neuves.

Parenthèse ouverte : lorsque nous avons créé les rencontres Littérature, Enjeux contemporains, avec Dominique Viart, pour la Maison des écrivains, nous les avons aussitôt conçues comme une « revue », avec un thème principal envisagé sous toutes ses coutures, proposé aux critiques qui en feraient leur miel, questionnant les auteurs. L’idée était bien, littéralement, de « passer en revue » tout ce qui pouvait se dire sur tel ou tel sujet, mais en ayant le souci des formes d’appréhension dudit sujet. Pas de propos qui seraient déjà mâchés et dirigés. Pas de discours promotionnel, mais une analyse, de la réflexion, un réflexe génétique, énergétique. Du neuf à l’oral, un tempérament de A à Z, tout du tempo et de fréquence régulière, une pulsation impulsion.

Le plus joyeux est probablement le fait de lire une revue. Nées libres, elles s’exposent librement et nous donnent le choix de la tourne, à l’envi. C’est pourquoi elles sont inépuisables, sources d’inspiration, contenant l’avant garde qui retient l’après. Au présent. Il y a toujours de la clarté dedans. Toujours. À chacun d’y puiser ce qui le portera plus loin, en attendant le numéro suivant dans lequel il retombera tout neuf. C’est un jeu, un jeu de composition, un graphe qui donne de la tenue, le vertige, une maquette, un titre et un aller/retour. Je ne me prive jamais de ces voyages-là, la suite fut-elle toujours de l’ordre de l’espérance.

Sylvie Gouttebaron