Archipels #1 : Tourmentes et migrations

par Marie Virolle
2017, in La Revue des revues no 57

Nous voici en présence d’une publication « partagée » entre Cassandre/ Horschamp de Paris et Culture & Démocratie de Bruxelles, et le partage a vocation à s’élargir encore – d’où peut-être ce titre d’Archipels, double pluriel –, pour « une parole et une action plus fortes », car on n’est jamais assez nombreux, « militants » et « moines-soldats », pour examiner de façon désintéressée le rôle de l’art dans l’évolution politique du monde.
Ce numéro 1, « Tourmentes et migrations », envisage, d’un point de vue européen et non plus hexagonal, comment la création « s’empare de la question de l’exil » et de la migration, et comment « les exilés eux-mêmes s’emparent de la création ». Sujet de la plus grande importance pour ne pas perdre espoir dans la tourmente et les tourments que nous infligent des politiques migratoires indignes face aux drames de notre époque.
Ce volume intense, de 106 pages, entre revue et magazine – format A4 mais papier épais –, allie 25 textes et 26 images (reproductions d’œuvres du Medex, musée éphémère de l’exil, et de l’artiste scénographe militante Céline De Vos – qui fait aussi la couverture et donne à lire un article en fin de revue). Le numéro se présente comme un triptyque : 1. « Le spectacle des responsabilités », 2. « Délit de solidarité », 3. « Alentour, d’autres regards », chaque partie accompagnée d’une couleur pour les titres, sous-titres, manchettes, exergues – ce qui facilite le repérage –, et se conclut par un glossaire, court mais utile.
Le réflexion s’ouvre par une citation de Paco Ignacio Taibo II qui comporte cette phrase emblématique : « nous appartenons tous aux lieux où nous n’avons jamais été », ce qui règle d’entrée son compte à toute approche « identitaire » convenue et nous place d’emblée dans le transculturel le plus pertinent.
Puis un passage par un vestibule politique et social contextualise sans concession les problématiques autour de l’art et la culture qui vont suivre. François Koltès, architecte, réalisateur et écrivain, témoigne sur les réactions des pêcheurs siciliens face aux « charrettes de la mer » et aux corps rejetés sur les plages dès 1996, il explique aussi comment des centres d’hébergement ont intéressé des organisations criminelles qui en tirent d’énormes profits, et il insiste enfin sur le fait que dans le concert d’aveuglement et de surdité des politiques en général, « la France est à la pointe du non-accueil ».
Geoffroy d’Aspremont, de l’Institut européen de recherche pour la coopération méditerranéenne et euro-arabe, dresse un constat d’échec des partenariats euro-méditerranéens. Pour lui la raison en est que les gouvernements « ont toujours eu tendance à privilégier les intérêts économiques à court terme au détriment des relations culturelles et humaines ». Ainsi, par exemple, « la période coloniale reste une plaie béante, source de rancœurs, de frustrations et d’humiliations », et des perceptions « erronées voire simplistes » réciproques circulent d’une rive à l’autre.
Roland de Bodt, chercheur et écrivain, examine la façon dont les médias nous racontent « la tragédie des réfugiés aux frontières de l’Europe » afin que nous n’ayons pas à en porter l’encombrement au-delà du « raisonnable ». Cette narration nous détourne « de l’insupportable éclat de notre responsabilité » et nous permet d’échapper « au poids intolérable du réel ». Cependant que Michel Agier, anthropologue, explique comment il est absolument infondé de parler de « crise des réfugiés » en Europe, puisqu’ils ne représentent même pas 0,1% de la population ! Et pourtant l’Europe cède à la tendance de l’« encampement » pour enfermer les populations qui arrivent et les tenir en dehors de la ville. La journaliste Valérie de Saint-Do élargit cette réflexion pour avancer que la stratégie politique dominante est de « cacher ces corps que nous ne saurions voir ». Comment repenser une hospitalité assumée ? Elle propose de « faire » avec les réfugiés plutôt que de les assigner à « l’ennui mortifère de l’attente ». Et Marco Martiniello, professeur à l’Université de Liège, invite parallèlement à modifier les représentations sociales et à faire entendre au grand public les réalités migratoires, afin de « sortir des zones de confort », et ce par « un dialogue durable entre artistes et chercheurs ».
Dans la partie suivante, consacrée à la solidarité, le projecteur est braqué sur les expériences de « théâtre documentaire » du Nimis Groupe, un collectif d’acteurs réunis par la volonté de « s’emparer de la complexe réalité de la question migratoire ». En préambule, Olivier Neveux, professeur d’Histoire du théâtre à l’ENS de Lyon, suit les évolutions du théâtre dit « politique » et voit comment il se réinvente, d’Erwin Piscator à Peter Weiss ou au Groupov. Puis Claire Rodier, l’auteure de Xénophobie Business, ouvrage qui a été une source d’information importante pour la pièce du Nimis, Ceux que j’ai rencontrés ne m’ont peut-être pas vu, revient sur les mesures prises par l’Union européenne depuis 2015. Elle pose une question fondamentale : « à qui profitent les contrôles migratoires s’ils ne servent pas à empêcher les migrants de passer ? », et elle montre comment les entreprises partenaires de la gestion du contrôle (construction et fonctionnement des centres, barbelés, technologie de surveillance, avions, etc.) engrangent des profits impressionnants.
Le Nimis Groupe veut « donner voix aux sans voix » en évitant les pièges qui maintiennent inaudibles les paroles des réfugiés. Résister à l’oubli, à l’effacement des visages des morts, à l’étouffement de la parole ; travailler sur le paradoxe et le racisme des dispositifs européens de circulation des personnes : Frontex et la fermeture d’une part, mais Erasmus et Prospero, l’ouverture, d’autre part ; montrer le scandale, l’absurdité, le sordide des politiques actuelles et des procédures administratives ; déconstruire les représentations communes. Tout cela sans verser dans « l’émotionnel, le sensationnalisme, le misérabilisme » et sans transformer la salle de spectacle en un « confessionnal où le public se donne bonne conscience ». Mathieu Bietlot, coordinateur à Bruxelles Laïque, donne son point de vue de spectateur et confirme que la pièce Ceux que j’ai rencontrés ne m’ont peut-être pas vu atteint ces objectifs et contribue à un combat exemplaire. D’abord parce que, dans un long mouvement préparatoire, les comédiens se sont fait chercheurs. Ensuite parce que, petit à petit, dans le processus de la création, les demandeurs d’asile sont passés de témoins documentaires à acteurs, voire metteurs en scène. Et aussi parce que le public est toujours « mixte », un principe. La pièce suscite « l’indignation, la compassion, jamais la culpabilisation » et le spectateur ne peut « s’empêcher de se demander comment il peut cautionner cette Europe-là. Et jusqu’à quand ». Des comédiens, venus de Mauritanie, du Congo, de Guinée, à leur tour témoignent : « je ne suis pas qu’un projet dans cette histoire, je suis réellement une personne », ou bien « je ne parlais pas le français mais on peut utiliser tout le corps pour expliquer », ou encore « le Nimis était toujours à nos côtés aussi pour les démarches administratives », et surtout « c’est une histoire d’amour entre des citoyens européens et non-européens qui se sont réunis pour faire quelque chose de bien ».
Pour conclure cette partie, Françoise Bloch, metteuse en scène et professeur, explore les soutiens structurels à la recherche dramaturgique en Belgique, et leurs manques, que ce soient pour les recherches exploratoires ou pour les recherches sur le plateau. Quant à Evelyne Dal, militante à l’origine du site Internet Getting the Voice Out, elle nous informe sur les centres fermés pour étrangers en Belgique ainsi que sur les centres ouverts et les zones de transit, et elle nous donne un aperçu des actions qui font connaître les conditions violentes d’enfermement et d’expulsion, mais aussi les résistances qui se mènent : blocages de centres, ampli-fication et donc diffusion d’appels téléphoniques des réfugiés vers l’extérieur avec une sono. Où l’on peut entendre par exemple : « Je ne suis pas un criminel, pourtant je suis en prison ! », ou « On est traités comme des bêtes. On nous met au cachot pour tout et n’importe quoi »… La Ligue des Droits de l’Homme affirme que les centres de rétention sont « l’arrière-cour de la démocratie ».
Dans la dernière partie, on voyage de Bruxelles à Brest, en passant par Paris, Marseille et Berlin, Calais ou Genève, à la découverte des formes de création qui se font l’écho de la question migratoire. Le théâtre bien sûr, mais aussi les arts plastiques, la danse la musique, l’écriture… Expositions et performances questionnent notre rapport à l’autre et notre capacité à comprendre que « nous lui sommes redevables de notre dignité »
L’Encyclopédie des migrants, sorte de « mémoire épistolaire » imaginée par L’Âge de la Tortue, association de quartier à Rennes, rassemble quatre cents témoignages collectés dans huit villes européennes de Gibraltar à Brest. Le Medex, Musée éphémère de l’exil, collectif d’artistes issus de diverses disciplines, travaille la question de l’exil avec des « primo-arrivants » autour d’ateliers d’écriture et d’expositions itinérantes. à partir de manuscrits de Victor Hugo en exil, le choix s’est fait de voir l’exil « sous un œil poétique », à la recherche de « nouveaux Victor Hugo ». Les exilés ont « une histoire riche et puissante, une histoire qui est comme une œuvre », ils font penser aux « hommes-livres décrits par Bradbury dans Farenheit 451 », déclare Danielle Mano pour le collectif, et elle souhaite que ces créations soient « vecteurs de nouvelles identités collectives ». D’autres ateliers d’écriture, à Genève, ce sont adossés à la photographie, comme ces « Silences de l’exil » de Marina Skalova et Nadège Abadie. Écrire, mais comment ? « S’agit-il de (…) tendre un filet pour piéger les personnes dont on veut les témoignages ? N’est-ce pas ce qu’on leur demande déjà, jour par jour, à l’office de la migration, écrire, décrire, raconter ? Est-ce qu’ils n’ont que ça à dire ? » Finalement seront proposés des jeux d’associations de mots dans plusieurs langues. Musique des mots, musique des voix : « It can be a poem »… De février à mai 2016, Lisa Mandel agrafait sur un blog du Monde une BD pour raconter le camp de Calais, « Les nouvelles de la jungle ». Elle a travaillé avec la sociologue Yasmina Bouagga et entrepris, à la croisée de l’autobiographie et du reportage une « narration » de Calais en bande dessinée.
Un retour sur des créations d’« avant la crise » nous balade depuis les années 90 à travers expositions interactives et théâtre de rue, et s’arrête principalement sur l’expérience d’Ariane Mnouchkine et du théâtre Aftaab de Kaboul. Face à la violence des Talibans, la troupe doit s’exiler en 2005 et devient, installée au Théâtre du Soleil, le Théâtre Aftaab en voyage. C’est leur propre périple qui est repris dans la pièce fabuleuse, La Ronde de nuit, créée en 2013. D’autres expériences passionnantes sont évoquées : la pièce Bouc de là ! de la troupe La Baraque Liberté ; Ali Salmi et sa compagnie Osmosis, qui font du container sur camion-remorque la scénographie de pièces danse-vidéo sur la migration ; la compagnie Ex Nihilo et sa pièce In-Paradise qui évoque la migration au-delà de la « crise » par le voyage Europe-Asie-Afrique ; Djamel Afnaï et son solo Tleta qui inverse le regard et raconte l’histoire de la France depuis les trente glorieuses à travers un regard kabyle : trois âges d’homme pour le rire et le tragique.
Nous découvrons aussi, à travers de multiples entretiens, divers travaux créatifs. Celui de Veronika Boutinova qui, en s’installant à Calais, a « laissé le lieu donner forme à son écriture » théâtrale et militante dans une ville « hérissée » où il faut aménager les conditions de la rencontre. Je retiens cette phrase d’un adolescent sortant de la représentation de sa pièce Frères de la frontière – Fuck la France fasciste ! : « On ne savait pas que des gens de notre âge étaient en train de vivre ça ! ». Celui de Abdelmalek Kadi qui a créé le spectacle Le Jardin des roses avec le musicien syrien Khaled Alhafez, membre d’un quintet de musiciens en exil : Wadj. « à Alep, dans chaque famille il y a au moins un musicien (…) et la ville est connue pour son redoutable public de mélomanes. L’héritage du passé est très vivant. Je devrais dire était très vivant, car la guerre a tout arrêté », déclare Tammam Al-Ramadan… Le travail de Alice Diop qui, après le documentaire La mort de Danton, livre un nouveau film, primé au festival Cinéma du réel, La Permanence : un médecin humaniste et ses patients. Pas des « migrants » mais des hommes et des femmes « restitués dans leur dignité ». Le réseau Redplexus vient de tenir sa dixième édition du festival Préavis de désordres urbains, avec les performances d’artistes du monde entier : un checkpoint nomade parcourt les quartiers de la ville où « se croisent différentes couches de la France “étrange” ». Et « Ceux qui embarquent suivent étape après étape le parcours d’un migrant », explique Samuel Wahl, journaliste et réalisateur.
Enfin nous partons vers la terre d’accueil du plus grand nombre de réfugiés, l’Allemagne ; Berlin en 2015 en a accueilli 130 000. L’idée d’intégration y est très concrète et les activités, moins spectaculaires peut-être, plus spécialisées, se doivent d’y être efficaces : par exemple, une exposition, Comic Connection, présente des dessins d’enfants de la ville venus de Syrie, d’Afghanistan, d’Iran et d’Irak, ou encore est organisée la formation continue gratuite d’artistes réfugiés : Refugee Class for Professionals in Arts and Design. Déjà 180 personnes concernées depuis le début du programme en 2016. Quel contraste avec Paris qui chasse sous les ponts du métro aérien la poignée de migrants qui veulent y survivre ! Et la France est prête à dépenser 3,2 millions d’euros pour ériger un mur à Calais ! « Honte à nous ! » me crie ce témoignage sur les artistes réfugiés à Berlin. Tout comme m’a dit : « Réveillons-nous ! » l’ensemble de ce numéro 1 d’Archipels, poignant, tonique, intelligent, combatif, en un mot :

HUMAIN.


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