Les Cahiers de Tinbad

par Éric Dussert
2016, in La Revue des revues no 55

Les Cahiers de Tinbad n° 1De leur propre aveu, Les Cahiers de Tinbad aspirent à devenir un « tam-tam en papier » pour échapper à l’océan textuel jaillissant sur le web chaque jour comme les vagues pendant les grandes marées balayent les côtes. Et sans autre intérêt que le spectacle hébétant de la profusion redondante. Avec des accents qui proviennent de Jacques Vaché (l’incipit de la revue) et d’Arthur Cravan (le dernier mot de l’éditorial), il semble qu’un organe de combat destiné à la pensée plutôt qu’au mouvement soit né. Le ton de l’éditorial est assez clair sur cette ferme volonté : « Donc : tam-tam en papier (le papier est une peau, il faut une peau pour faire vibrer les sons les musiques) – bouche (non cousue) à oreille (non bouchée) pour annoncer la Bonne Nouvelle – signaux de fumée plutôt que flux chiffrés – affection et bruit neufs – doux murmure… Tant pis si les indiens seuls sauront les déchiffrer… Nous échellerons et « évangéliserons » sans les autres… Tel est notre pari épistémique anti-noyade-numérique : le texte imprimé seul restera. Maintenant ! »
Bille en tête, le meneur de cette revue plutôt généraliste – « Littérature/art » prévient le sous-titre – sert donc une intéressante série d’articles d’esthétique sur Catherine Millet, Robert Frank, Jean-Luc Godard et JG de Tacita Dean, « le premier film-en-tant-que-film contemporain », bientôt suivie par un article sur le cinéma de Philippe Garrel par Jean Durançon, le début d’un essai plus long sur l’œuvre de Marc-Édouard Nabe par Laurent James, qui y voit une nouvelle Comédie humaine, un bel article sur Paul Nougé par Éric Rondepierre et un entretien avec le cinéaste expérimental Christian Lebrat. Pour un fascicule de cent pages, le sommaire est donc particulièrement riche, d’autant que les propos sertis sont architecturés, documentés et variés.
Côté fictions, c’est à peu de choses près la même profusion : Cyril Huot lance en pré-originale quatre pages de son récit à la première personne du pluriel autour de la figure de Thomas Bernhard, Jacques Sicard donne une variation sur un thème de l’Ulysse de Joyce, et forge au passage le titre de la revue. Il y a encore les six poèmes rimant du poète anonyme Ordener (« Au portique au jardin les poupées n’ont plus d’âge »), les interventions emballées de Fabrice Pastre, d’Anton Lujvine (ou Piotr Léoni) et de Christophe Esnault (« La horde acéphale »), qui souscrivent nettement au programme volontaire, si ce n’est contondant, de l’éditorial, bataillant ferme contre et pour le verbe, avec un enthousiasme et une ironie vitaux. Mais même « Le misanthrope était quelques fois gorgé d’attente », et Blandine Bacconnet disserte « De l’amour » pour conclure sur une note sentimentale inattendue.
Au terme de cette livraison inaugurale, il paraît assez nettement que l’effet recherché par les fondateurs de la revue est atteint. Les Cahiers de Tinbad proposent une matière originale, des points de vues variés, poussent à réfléchir ici et maintenant sans prendre leurs lecteurs pour des amateurs de bonnes gamelles en vidéo ou de chiens marrants. C’est finalement tout ce que réclament les lecteurs de revues depuis Daniel Defoe, en attendant la fin du monde. Au prochain numéro !


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