Le Meilleur des Mondes

par Jérôme Duwa
2006, in La Revue des revues no 38

Le Meilleur des mondes
No 1, printemps 2006
Éditeur : Denoël
Directeur : Olivier Rubinstein
Rédacteur en chef : Michel Taubmann
Prix : 15 €

« Cette revue naît de l’ennui » devant la vie publique française, prévient l’éditorial du Meilleur des mondes. Un ennui exacerbé par le 11 septembre, l’anti-américanisme français face à l’intervention en Irak, le non au référendum européen, la crise des banlieues et la stigmatisation d’intellectuels qualifiés de « néoréacs ». Si on ne peut pas exactement dire que cette nouvelle revue qui entre en fanfare sur le champ de bataille des idées politiques distille le sentiment qui en est à l’origine, on est bien forcé d’admettre qu’elle suscite pour le moins perplexité et embarras. Mais d’une certaine manière, la lisibilité idéologique du Meilleur des mondes en fait tout l’intérêt : elle rend public les débats et les positions de ceux qui depuis 2001 ont participé au Cercle de l’Oratoire.
Tous les textes qui composent ce numéro ne sont cependant pas d’un même niveau d’engagement, certains paraissent même isolés comme celui de Yasmina Reza ; mais parmi les plus explicites, on relève plusieurs traits caractéristiques : la traque de l’antisémitisme, la réhabilitation de la stratégie de politique extérieure des USA, la critique du « communisme » sous l’étiquette globale de totalitarisme et la remise en question des archaïsmes de la gauche traditionnelle.
S’il ne fait aucun doute qu’on assiste actuellement en France et au Moyen-Orient à une reviviscence de l’antisémitisme qui justifie toutes les vigilances et rend précieuse la synthèse de P. A. Taguieff sur l’atterrante histoire sans fin du faux connu sous le nom des Protocoles des sages de Sion, on peut être beaucoup plus sceptique en lisant l’article d’ouverture de la revue. Pourquoi vouloir dépister chez Gilles Deleuze un argumentaire antisémite ? La suspicion intellectuelle d’Éric Marty, qui se dit par ailleurs un sincère admirateur de l’auteur de Proust et les signes, n’est-elle pas entrée dans une phase extrêmement problématique depuis son approche du cas Genet ? À qui le tour ? Lorsqu’on lit un peu plus loin qu’un propos violemment anti-colonial de Sartre pourrait être aujourd’hui contre-signé par Ben Laden (p. 49), on éprouve le même malaise qu’en constatant que la revue s’attribue le parrainage d’Orwell, d’Istrati ou de Koestler qui auraient été les « néoréacs » de leur époque. Outre que le parallèle avec nos « néoréacs » d’aujourd’hui me paraît très flatteur pour ces derniers, à comparer les œuvres et les actes, il semble qu’une telle filiation ne nous fait pas sortir des conceptions de la guerre froide que la revue entend pourtant dépasser.
S’il y a en effet une question politique qui mérite de fortement retenir l’attention aujourd’hui, c’est peut-être bien celle-là : sommes-nous véritablement sortis de la Guerre froide, dans la mesure où cette période n’a pas fait l’objet comme les autres conflits d’une réflexion approfondie permettant d’en tirer les leçons ? La spécialiste en stratégie nucléaire Thérèse Delpech souligne que « la conscience des peuples n’a pas été touchée de la même façon » par cette guerre paradoxale et sans précédent, ce qui expliquerait cette sorte de blocage idéologique qui fait que le monde transformé de fond en comble demeure mal pensé, mal vu par un ensemble de concepts surannés : mais l’effort de repenser un monde bouleversé dans ces équilibres occupera sûrement encore bien des intellectuels avant d’aboutir à des concepts adéquats. On peut notamment douter que la pensée de la dissidence de l’Est, représentée ici par Vaclav Havel et Bronislav Geremek, permette une véritable avancée si elle cautionne au final le messianisme d’un George W. Bush.
Si Le Meilleur des mondes offre quelques enquêtes tout à fait intéressantes comme celle d’Olivier Rolin qui retrouve le texte de Chalamov encore écrit sur la peau gelée de Magadan en Kolyma ou celle de Galia Ackerman dans la ville morte et vivante de Tchernobyl, l’impression générale est que cette revue fournit l’occasion de règlements de comptes contre des attitudes de pensée jugées peut-être abusivement tranchées. La liste complète des ressentiments serait longue. On n’en retiendra que quelques-uns. André Glucksmann en guerre contre Carl Schmidt exalte Emmanuel Kant. Pascal Bruckner s’affirme contre l’anti-américanisme. Max Lagarrigue se manifeste contre la Ligue des droits de l’homme et sa « sourde myopie » (p. 138). Il y a aussi ceux qui sont contre la trop grande sollicitude dont bénéficierait l’Islam dans notre république ou contre l’anti-libéralisme… Sans doute, une telle démarche intellectuelle est-elle un symptôme normal, voire souhaitable, comme étape nécessaire dans la longue marche de désorientation politique actuelle.
Michel Laval, récent biographe de Koestler, rappelle une déclaration de l’auteur du Zéro et l’infini : « Pessimistes du monde entier, unissez-vous. Construisons des oasis ». Si le pessimisme se renforce en lisant Le Meilleur des mondes, on ne peut pas dire cependant que la soif y trouve largement à s’étancher.


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