Les Cahiers de l’École de Blois

par Nathalie Léger
2004, in La Revue des revues n° 35

Beaucoup de publications parlent aujourd’hui de paysage : ouvrages érudits, actes de colloques, catalogues ou beaux livres… en une petite vingtaine d’année, le paysage est devenu l’un des objets de recherche les plus dynamiques à la croisée de l’histoire de l’art et des sciences humaines, arpenté par les architectes, les philosophes, les photographes, les historiens, les artistes ou les ethnographes. Le mot même de paysage est accueillant. Jean-Luc Nancy, à l’ouverture de « Paysage avec dépaysement 1 », donne la mesure de ce qu’autorise le lexique : « Pays, paysan, paysage : c’est comme la déclinaison d’un mot, ou plutôt d’un sémantème qui ne serait aucun de ces trois mots, chacun d’eux formant un cas. Il y aurait ainsi le cas de la situation – pays –, le cas de l’occupation – paysans –, et le cas de la représentation – paysage. Situation, occupation et représentation d’une même réalité. » Le terrain est donc immense, aujourd’hui largement balisé par une imposante bibliographie qui donne l’ampleur des travaux conduits et que quelques très remarquables revues viennent enrichir. On mentionnera ici, à titre d’exemple, la très belle revue Pages Paysages publiée par Marc Claramunt et Catherine Mosbach qui s’impose par la diversité et la rigueur de ses approches ainsi que par la qualité de ses invités et celle de son iconographie. Et on s’arrêtera sur la nouvelle revue d’une école, l’École nationale de la nature et du paysage de Blois, qui a créé en janvier 2003 sa revue, Les Cahiers de l’École de Blois, à parution annuelle. L’événement (une école crée une revue) n’est pas exceptionnel, mais il est suffisamment rare pour qu’on s’y attarde.

 

 

L’École nationale supérieure du paysage et de la nature a été fondée par Chilpéric de Boiscuillé en 1993. Sous sa direction, l’école forme en 5 ans des ingénieurs en architecture du paysage et propose un enseignement non seulement scientifique et technique (botanique, horticulture, architecture, génie urbain, gestion de projets…) mais aussi artistique et culturel (dessin, infographie, histoire du paysage, histoire des sociétés…). Installée à la lisière de Blois, c’est un endroit étonnant, un peu improbable, où se réalise avec beaucoup d’ambition et pas assez de moyens, pas assez de soutiens, un projet pédagogique comme il en existe finalement peu en France, projet qui ne fixe qu’une mission : créer « une école où les sens et la raison, les sciences de la nature et les sciences humaines ne font qu’un ». Ambitieux, disions-nous.

 

Mesure-t-on l’exigence d’une pédagogie à la volonté de l’éclairer et de la soutenir par une revue ? On pourrait penser qu’il y a mieux à faire pour une école ; qu’il serait plus judicieux d’augmenter le nombre de cours (mais, dans sa catégorie, l’école a déjà le programme le plus chargé en heures de cours, tous pays d’Europe confondus), ou de développer la structure d’accueil (mais l’école, dépendante en cela du bon vouloir des pouvoirs publics, est déjà en attente d’un bâtiment promis de longue date par la Ville, la Chocolaterie de Blois, qui devrait lui offrir très bientôt un espace à la mesure du travail accompli) ; on pourrait penser qu’une revue étant créée pour la défense et l’illustration d’un système d’idées ou d’un répertoire de goûts, comme on voudra, il est peut-être superflu pour une école de faire connaître ce qui n’a pas encore de formes puisque tout y est précisément en formation…

 

 

On se convaincra immédiatement du contraire en ouvrant Les Cahiers de l’École de Blois. Comme le programme d’étude, la revue de l’École ne se place pas sur le côté mais toujours au milieu des choses, trivial, pourrait-on dire, car la croisée de voies publiques est en effet son domaine, comme la complexité est son terrain de prédilection, comme l’utopie est son horizon. Trivial, complexe, utopique : c’est au fond le programme de l’École, et c’est à l’évidence le projet de la revue. Jean-Christophe Bailly, qui enseigne l’histoire de la formation des paysages à l’École, et dirige la conception des numéros, l’annonçait à l’ouverture du no 1 : « Le rôle de ces Cahiers, c’est bien sûr d’accompagner le travail de l’École, et il me semble que justement ce qui définit cette école c’est la conscience de la nécessité de maintenir cette utopie, la conviction qu’il est nécessaire de maintenir une approche multiple susceptible de faire toucher du doigt la complexité du réel pour pouvoir, quand c’est nécessaire, le changer. » Le sommaire associe librement la présentation par les élèves eux-mêmes de travaux conduits à l’École, les papiers de leur professeurs et l’intervention d’invités qu’ils soient architectes, photographes, écrivains, philosophes… Qui est qui ? Qui, du professionnel, du savant, de l’artiste ou de l’élève ? D’une certaine manière, peu importe, les réflexions se mêlent, les images, les paysages, les projets se rencontrent : Anaïs Morvan retrouve des « Souvenirs de lumière » à propos d’un voyage d’étude sur le site de la confluence, à Lyon ; dans « Dessiner avec des phénomènes », Bernard Moninot présente son travail aux élèves : « Ondes sonores, résonances, mouvements vibratoires de poussière ou de pigments… je collecte dans différents lieux du monde (jardins, déserts) la mémoire du vent » ; Agathe Gresset décrit aux abords de Besançon le patient travail de tissage entre faubourg et campagne ; Florent Morisseau évoque, avec ses carnets de dessins, ses perspectives, ses plans et ses coupes, « l’accord travaillé de la terre et de l’eau » pour un projet de restructuration du marais audomarois ; et Michel Deutsch cherche sur les très belles photographies de Jean Remlinger le temps perdu de son enfance. Dans le précédent numéro, Jean Rolin avait dressé la « Vue de [s]a table de travail » ; les images de Thibaut Cuisset sur les bords de Loire formaient une césure calme et splendide dans le numéro ; tandis que Gaëlle Pinier suivait autrement le fil de l’eau et proposait le réaménagement de quais et de berges sur l’île de Nantes ; Claude Eveno présentait le projet de l’Atelier Ruelle à Saint-Nazaire et Marc Claramunt celui des balmes des Subsistances à Lyon…

 

Cette diversité affirmée s’appuie sur une parfaite élégance de forme : le format, la très belle couverture, l’organisation intérieure des pages, la qualité des nombreux croquis, carnets de travail et photographies font de chaque livraison un très bel ouvrage. La revue raconte les projets, la lente élaboration du dessin, les promenades de ces rêveurs solitaires que sont aussi les apprentis jardiniers (les inquiétudes, les intuitions, les certitudes), elle développe les enjeux esthétiques ou poétiques, mais aussi politiques indissociablement liés à toute réflexion sur l’espace. Mais elle conduit ce récit de façon très singulière parce que c’est une école qui porte ce projet. Une école, c’est-à-dire l’endroit où la maladresse a le droit d’être péremptoire, ou l’hésitation est un gage de précision, et la lenteur une promesse de réussite. Les Cahiers de l’École de Blois portent haut et fort l’idée d’école et du même coup l’idée de revue car ils explorent toujours deux choses à la fois : ce que c’est que l’idée de paysage et ce que c’est que de l’apprendre. Ce qu’est l’horizon et ce que sont les chemins qui y mènent.

 

Nathalie Léger

 

Coordonnées de la revue


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