Revue germanique internationale

par Michel Trebitsch
1994, in La Revue des revues no 18

 S’il faut saluer la naissance de la Revue germanique internationale, c’est tout d’abord à cause de la place qu’elle ambitionne de prendre dans le champ spécifique des revues de langue, littérature et civilisation allemandes, fortement secouées par les séismes politiques depuis 1989. Dans un secteur caractérisé, d’une part par la fonction névralgique du « couple » franco-allemand, d’autre part par la prégnance des affrontements universitaires, voire mandarinaux, et des lignes de fracture idéologiques, la double volonté d’ouverture internationale et interdisciplinaire s’inscrit dans une vaste perspective d’histoire culturelle qui rompt quelque peu avec certaines traditions de la germanistique française. Le tandem directeur de la revue en est une garantie : Michel Espagne, auteur d’ouvrages pionniers sur l’histoire des chaires de littérature étrangère, notamment germanique, est avec Michael Werner l’introducteur du concept de transfert culturel dans l’analyse des relations franco-allemandes ; quant à Jacques Le Rider, nommé depuis conseiller culturel à Vienne, auteur lui-même d’un « Que sais-je ? » sur la Mitteleuropa, il a contribué décisivement à ouvrir les recherches du département d’allemand de l’Université de Paris VIII à l’ensemble de l’aire germanique (1).
C’est dire ce que peut avoir de programmatique ce premier numéro, organisé autour de la notion de Mitteleuropa qu’il vise précisément à « déconstruire ». Pétrie de bonne conscience démocratique, notre lecture de l’« autre Europe » tend toujours à sous-estimer, au profit du modèle universaliste français, la profonde empreinte germanique et slave sur le centre de notre continent. La réunification allemande comme l’éclatement de l’empire soviétique, en tendant à déplacer le centre de gravité de l’Europe, nous ont brutalement rappelé des enracinements et des représentations qu’il est aujourd’hui essentiel de comprendre et d’actualiser. À un tel essai de « sémantique historique » s’attaque la première partie de cette livraison, qui confronte les définitions allemandes de l’Europe centrale successivement proposées avant 1789, au début du romantisme et, notamment dans la géopolitique, au début du XXe siècle, avec la vision qu’en ont les Slaves du Sud ou les intellectuels russes impliqués dans le débat entre slavophiles et occidentalistes.
Europe centrale, Mitteleuropa, Central ou Middle Europe, la variété des désignations révèle la difficulté à définir un ensemble régional aux contours indécis et fluctuants, aux généalogies diverses et contradictoires enracinées dans des mythes séculaires, sur lequel renaît l’interrogation à chacun des moments de crise qui affectent en particulier le monde germanique, puisque la question allemande apparaît cruciale à tous égards, au point de contact entre l’Ouest et l’Est, dans la conception même de l’identité de l’Europe. Inventeur du néologisme de l’« Europe médiane» destiné à surmonter ces apories, Krzysztof Pomian reprend ici quelques hypothèses développées dans L’Europe et les nations (Gallimard, 1990) : soulignant l’importance historique de la frontière politico-religieuse et culturelle qui sépare l’Europe centrale d’une Europe de l’Est byzantine puis orthodoxe, par opposition aux fluctuations de la frontière occidentale, il penche pour une définition négative de cette région des « États à éclipses » où l’intelligentsia supplée l’absence d’espace public et où la culture juive peut paraître spécifique d’un espace sans ancrage profond de l’État-nation.
Tous les auteurs de cette livraison datent du livre de Friedrich Naumann sur les buts de guerre allemands, Mitteleuropa, publié en 1915 et traduit en français dès 1916, date de l’entrée du mot dans le vocabulaire. À cette conception initiale marquée par le pangermanisme, s’oppose la version d’une Zentraleuropa fédéraliste et démocratique défendue par Kautsky (« Les États-Unis de la Mitteleuropa ») ou Masaryk (» L’Europe nouvelle »). Trois autres versions se grefferont par la suite, celle d’un espace danubien, catholique, habsbourgeois, hanté par la grandeur de la monarchie austro-hongroise, qui renaît jusque chez Carl Schorske, Claudio Magris ou François Fejto, celle d’une Europe centrale cosmopolite des frontières et des périphéries qui prévaut dans les années 1960 aux « rencontres de Gorz », celle enfin d’une patrie fictive des dissidents et exilés revendiquée par un Milan Kundera ou un Gyôrgy Konrad. Ces conceptions, analysées par Zoran Konstantinovic à propos des Slaves du Sud, montrent que le débat sur la Mitteleuropa déborde le cadre proprement allemand et renvoie à des représentations beaucoup plus anciennes. C’est le cas, comme le montre Fred E. Schrader, pour le Saint-Empire romain germanique, dont le rejet après la Révolution française a occulté l’impact qu’il a pu avoir non seulement sur la pensée allemande, de Puffendorf à la « petite » Europe centrale metternichienne, mais aussi sur les philosophes français des Lumières, Rousseau, Mably, par le modèle d’intégration, de sécurité et d’équilibre que représentait cette confédération « pré-nationale ». C’est encore le cas, presque contradictoire, dans une conception géopolitique fondée sur la notion de « frontières naturelles » que Hans-Dietrich Schultz retrace jusqu’au début du XIXe siècle. C’est aussi dès cette époque que l’Europe centrale prend place au coeur du débat sur la modernité. Ernst Behler analyse, à propos du rôle des frères Schlegel, comment l’alternative « l’Europe ou la chrétienté » tend à partir de Novalis à remplacer la querelle modernité-antiquité ou romantisme-classicisme et contribue au rejet du modèle français des Lumières, tandis que Ekaterina Dmitrieva montre la place du mythe d’un centre « eurasiatique» dans l’affrontement entre occidentalistes et slavophiles russes.
Selon Pomian, on ne peut parler d’unité culturelle d’une Europe centrale tiraillée entre les zones d’aimantation française, allemande, voire russe, ni de conscience d’appartenance, sauf par bouffées identitaires en temps de crise et dans l’exil. Plusieurs contributions dans ce numéro s’essaient au contraire dans une seconde partie, à caractériser des « aires culturelles et réseaux» propres à la Mitteleuropa. Évoquant en 1936 la naissance du Cercle linguistique de Prague, Roman Jakobson définit l’univers tchécoslovaque par « sa situation au croisement de cultures différentes ». Plus encore que Prague, « carrefour des cultures » selon Jacqueline Fontaine, Vienne symbolise la fonction des métropoles dans l’élaboration d’un tissu et d’un « commerce » culturel à l’échelle de l’Europe centrale. « Ville de toutes les frontières », titre d’une superbe conférence de Manès Sperber, « Cosmopolis imperatrix » ou cité idéale d’Otto Wagner et des architectes du début du XXe siècle (Denis Bousch), ou encore seconde capitale, après Paris, mais avant Berlin ou Oxbridge, du marché européen des études universitaires (Victor Karady), Vienne ne symbolise pas seulement l’avant-garde à l’aube de notre époque contemporaine : elle est le moteur d’une circulation des élites et des idées qui, par sa mobilité même, circonscrit un espace spécifique, inassimilable aux grandes aires d’influence continentales, même s’il leur est particulièrement perméable. Un autre mode de circulation propre à l’Europe centrale serait au contraire celui des « centres périphériques » et des cultures détachées de tout enracinement étroitement national. Confins entre l’Autriche et la Slovénie (Antonia Bernard), melting-pot de la Galicie (Maria Klanska), c’est aux frontières, aux interstices, sinon aux no man’s lands, tels que la Bucovine ou Czernowitz (Andrei Corbea-Hoisie) que s’épanouit, célébrée dans la figure mythique du « saint buveur» Joseph Roth (Georg Schmid), cette « symbiose judéo-allemande » dont Enzo Traverso a démonté l’idéalisation rétrospective (2).
Reprise dans les années 1980, relancée après 1989, l’idée, c’est-à-dire aussi le projet, l’utopie de la Mitteleuropa a retrouvé une brûlante actualité, grosse qu’elle est d’un potentiel ambivalent de régression politique vers les déferlements nationalistes ou au contraire vers une multiculturalité renaissant de la double fonction de centre et de milieu. Souhaitons à la Revue Germanique Internationale de nous offrir des numéros suivants d’aussi haute tenue, si l’on en croit le programme annoncé jusqu’en 1996 : Histoire et théories de l’art, Crise des Lumières, Le miroir allemand, Sexualité/germanité/altérité, Théorie de la littérature et critique littéraire.

1. Michel Espagne, Le Paradigme de l’étranger. Les chaires de littérature étrangère au XIXe siècle, Paris : Éd. du Cerf, 1993. Voir aussi, sous la direction de Michel Espagne et Michael Werner, Transferts. Les relations interculturelles dans l’espace franco-allemand (XVIIe-XIXe siècles), Paris : Éd. Recherches sur les civilisations, 1988 ; Études germaniques en France (1900-1970), Paris, CNRS-Éditions, 1994. Jacques Le Rider dirige à Paris VIII le projet « Allemagne, Autriche et Europe centrale. Pour une géopolitique culturelle de la nouvelle Mitteleuropa ».
2. Enzo Traverso, Les Juifs et L’Allemagne, de la « symbiose judéo-allemande » à la mémoire d’Auschwitz, Paris, La Découverte, 1992.

 


Partager cet article