Présentation

par Olivier Corpet
1994, in La Revue des revues no 18

Les textes réunis dans ce numéro sont issus du colloque sur Les hommes de revues qui a eu lieu à Marseille les 23 et 24 octobre 1993, à l’occasion du 4e Salon de la Revue organisé par l’association Ent’revues. Parallèlement se tenait une exposition rétrospective sur l’homme de revue le plus fameux de la cité phocéenne : Jean Ballard et les Cahiers du Sud. De manière involontaire, les éditeurs du catalogue de l’exposition avaient fourni une entrée en matière amusante et significative au sujet du colloque. Sur sa couverture, en effet, le titre était présenté graphiquement ainsi :

[Jean Ballard]
&
Les Cahiers du Sud

De ce fait, ce qui n’était vraisemblablement au départ qu’une minauderie de graphiste en mal d’originalité (la mise entre crochets du nom de Jean Ballard) prenait tout à coup un sens très particulier (que notre graphiste sans doute ignorait) : l’emploi typographique de crochets indique en général une incertitude sur un mot ou un nom transcrit, ou manquant. Lapsus fort instructif en l’occurrence quand on sait, études et archives à l’appui, que si le meilleur de Ballard était dans les Cahiers, ceux-ci ne se résumaient nullement à lui. Qu’il suffise pour cela d’évoquer les noms de ceux qui ont accompagné Ballard et avec lui ont fait les Cahiers, de sa femme Marcou, irremplaçable mais discrète Rachilde, à André Gaillard. Ou encore Joê Bousquet qui se plaisait à dire qu’il avait « travaillé, écrit et vécu de la vie des revues » et au premier chef des Cahiers du Sud qu’il alimentait de ses chroniques, soutenait de ses lettres et conseils, reclus dans sa chambre mythique de Carcassonne. Alain Paire a réuni les éphémérides de cette vie des Cahiers, inutile d’y revenir ici*, sinon pour rappeler combien l’expérience exceptionnelle des Cahiers, parce qu’elle a duré plus d’un demi-siècle, était précieuse pour aborder sous différents angles le sujet de ce colloque : ces « hommes de revues », impénitents de la cause revuiste, qui ont fait de celle-ci une passion, ou un sacerdoce, ou un pouvoir – voire tout cela à la fois.
Car Jean Ballard ne fut pas le seul de son espèce. La galerie de portraits des « hommes de revues » est infiniment variée dans ses figures et ses expériences : de l’homme d’une revue (comme le furent Jean Ballard, Alfred Vallette ou Charles Péguy) à l’inlassable fondateur et animateur d’entreprises revuistes multiples (comme le furent Ezra Pound ou André Breton), jusqu’à l’expérience extrême, mais pas forcément rare, de la revue d’un seul homme, dont on connaît les exemples fameux de Karl Kraus avec Die Fackel, d’Arthur Cravan avec Maintenant, de Léon Bloy avec Le Pal, ou encore de Maurice Barrès avec ses Taches d’encre où il arriva, paraît-il, que la publication fut empêchée de paraître, « la rédaction ayant été grippée »… Reste enfin tous les écrivains de revues qui, sans jamais créer ou diriger eux-mêmes une publication, leur ont réservé la primeur et le meilleur de leur oeuvre, leurs ouvrages publiés ensuite consistant le plus souvent en une collection de leurs textes parus en revues.
Mais plutôt que de dresser une typologie de ces figures ou expériences originales, il s’agissait d’abord d’éclairer, à travers quelques trajectoires remarquables, le fonctionnement de ce « couple » aussi inédit que mystérieux : un homme et sa revue. Ne dit-on pas couramment, en effet, pour parler des Temps Modernes : la revue de Sartre (mais Simone de Beauvoir?) ou de La NRF : la revue de Gide (mais Jean Paulhan ?), de Documents : la revue de Bataille (mais Michel Leiris ?), etc. À quels processus d’appropriation ou d’identification renvoient ces expressions ? Ces expressions elles-mêmes correspondent-elles à une réalité vécue de cette appropriation ou identification de la revue, tant par ses collaborateurs extérieurs que par ses « fidèles abonnés » ? Un des paradoxes de ce phénomène est que la revue apparaît – et souvent se revendique – comme une entreprise collective : une « coopérative d’inconnus » disait Henri Béraud. La formule est belle et résume parfaitement l’utopie revuiste : l’assomption d’une communauté d’auteurs, créatrice d’une oeuvre collective, d’un « esprit » (celui de La Revue blanche, de La NRF, …), d’un style qui, par son mouvement même, va faire jaillir de derrière l’anonymat d’un titre, des talents et des personnalités qui vont s’individualiser et s’autonomiser ensuite, à travers des noms et des carrières d’auteur.
Second paradoxe: ce travail collectif, communautaire, va dans nombre de cas et suivant d’infinies combinaisons de rapports d’autorité ou d’influence, de domination ou de manipulation, se dérouler sous l’instigation ou l’emprise d’un individu singulier dont le nom accouplé au titre de la revue – devenue par abus de langage et une sorte de détournement sa revue, va presque automatiquement indexer celle-ci dans l’histoire littéraire (ou intellectuelle).
Les formes de ce rapport homme-revue sont évidemment très différentes selon que la revue est l’émanation d’un groupe, l’expression d’un mouvement ou l’instrument d’un seul homme. Dans ce dernier cas, il arrive même parfois que persiste la référence à un « collectif» imaginaire à travers une répartition des fonctions rédactionnelles et des signatures à l’intérieur de la revue entre plusieurs noms (pseudonymes) correspondant en fait à un seul et même individu. L’homme est alors totalement sa revue – et réciproquement. Et comment ne pas citer ici l’exemple extrême de Fernando Pessoa (évoqué au cours du colloque par Eduardo Prado Coehlo) qui mit en scène ses différents hétéronymes dans sa revue mythique Orfeu. Toutefois, hormis ces cas de figure exceptionnels, la plus grande partie des expériences revuistes importantes sont organisées sur la base du modèle de la revue-à-plusieurs, dirigée, animée, entraînée, inspirée, etc., – c’est selon – par un homme ou un petit groupe hégémonique, détenant et gérant à lui tout seul l’essentiel des pouvoirs économiques, rédactionnels, symboliques à l’intérieur de la revue et sollicitant des collaborations et des soutiens extérieurs.
Dans ce cadre, s’interroger sur les rapports entre un homme et sa revue, revient à déployer, pour le mettre à jour, tout le dispositif de ce que je propose d’appeler la fabrique éditoriale de la revue, c’est-à-dire, l’ensemble des dispositifs matériels, fonctionnels et symboliques, à la fois externes et internes, explicites et implicites, visibles et cachés, qui déterminent l’organisation et la production de la revue et de ses sommaires, et qui organisent les relations de la revue avec le cercle de ses auteurs et le réseau de ses lecteurs.

* Alain Paire, Chroniques des Cahiers du Sud, 1914-1966, Paris, Imec Éditions, 1993 ; voir également le « Dossier Cahiers du Sud » publié dans La Revue des revues no 16, 1993.


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