Les Trois vies (au moins) de Documents

 

En allant très vite en besogne, on pourrait sans doute parler de trois moments essentiels dans la réception de la revue Documents (1929-1930). Il y a d’abord sa lecture et les réactions qu’elle a pu susciter, comme les grincements de dents et les échanges avec les surréalistes, lors de sa période d’activité entre 1929 et 1930 comprenant sept livraisons, la première année, et huit la seconde.

 

 

Dans le texte fondamental de Michel Leiris placé en postface du volume 1 — « De Bataille l’impossible à l’impossible Documents »,1963 — de cette somptueuse réédition[1] des Nouvelles éditions Place, l’auteur de L’Afrique fantôme rappelle combien son ami fut meurtri de voir Salvador Dalí rallier les rangs surréalistes. Cela se perçoit, entre les lignes, à la lecture de l’analyse du tableau Le Jeu lugubre, dont Dalí a refusé la reproduction (p. 474), si bien que figure à sa place un utile Schéma psychanalytique des figurations contradictoires du sujet (p. 471). Tandis que Breton venait de saluer, à l’occasion d’une exposition, « les fenêtres mentales toutes grandes » (Point du jour) ouvertes par le peintre catalan encore inconnu ou presque, Bataille en exalte la « laideur effroyable », la bassesse sans échappatoire, devant laquelle il n’est d’autre option que de pousser des « cris de porc » (p. 474). Sur cette opposition dramatisée et exagérée parfois à dessein par les uns et les autres, les contemporains et les épigones, se sont construits bien des enthousiasmes et des malentendus manipulant sans grandes précautions les notions explosives d’idéalisme et de matérialisme. Il fallait même, à une époque pas si reculée, choisir résolument son camp : Breton ou Bataille.

 

André Breton, DR

 

Veut-on encore un autre exemple dont on peut plus explicitement encore prendre connaissance à travers ce reprint en deux volumes ? Rendons-nous page 486 du volume 1 (Documents 7, décembre 1929) pour lire une réaction, du même André Breton (La Révolution surréaliste n° 12, 15 décembre 1929), à l’article consacré par Robert Desnos à Abraham Juif dans le numéro 5 de Documents. Dans son texte du Second manifeste du surréalisme Breton énonce, non sans une certaine nervosité comme il le confessera plus tard, différents griefs à l’égard de Desnos (ce serait trop de digressions d’y revenir), mais il souligne aussi, dans une note nettement moins polémique, ce qui lui paraît relever d’une  convergence de préoccupation transmise par voie « médiumnique », en dépit de l’éloignement affectif : tous deux, sans se concerter, auraient pris intérêt pour la mystérieuse figure  d’Abraham Juif par le truchement d’un manuscrit de Nicolas Flamel. Si le texte de Georges Henri Rivière dans  Documents 7 (déc. 1929, p. 486)  entend  détromper le chef de file du surréalisme et récuser son hypothèse en s’engageant de manière feutrée dans une zone polémique prometteuse, il nous importe surtout de constater par cet échange de vues combien des revues imprimées pouvaient être promptes à réagir l’une à l’autre, soucieuses de se corriger certes, mais malgré tout se lisant scrupuleusement, se citant et constituant un terrain de reconnaissance commune, y compris dans la rivalité.

 

 

Avec la première réédition de Documents en 1991 aux Éditions Jean-Michel Place —dont le prologue de Jean Jamin et Cyrille Zola-Place nous rappelle qu’elle ne fut pas entreprise si aisée, parce que la revue complète se trouvait seulement en mains privées — le souhait de Michel Leiris se voit exaucé grâce à  la persévérance de Jean Jamin et Denise Paulme-Schaeffner, africaniste mariée à l’ethnomusicologue André Schaeffner (1895-1980), lequel fut un collaborateur très régulier de Documents. La lecture de son « Igor Strawinsky, musicien vivant » nous livre toujours les mots pour désigner au plus proche ce qui se joue en écoutant le Sacre du printemps (1913). Exactement ceci : « dans l’ahanement d’une rythmique pénible, dans l’horreur organique d’une gésine orchestrale la plus sombre évocation du printemps » (p. 68). Je n’en voudrais pas au lecteur qui s’arrêterait là et préfèrerait vérifier la teneur de ces mots de Schaeffner en se précipitant sur sa discothèque ou sur sa plateforme musicale numérique. Laisser entrer les danseuses adoratrices de la terre et s’abandonner à la frénésie de leurs rondes dans un prodigieux tournoiement sonore revient à se placer dans une bonne disposition pour accueillir les plus profondes intuitions qui circulent à travers les livraisons de Documents. Quant à Schaeffner, comme il l’écrit dans une étude sur « Des instruments de musique dans un musée d’ethnographie », « rien de la vie musicale d’aucun peuple » ne saurait être jugé « indigne » (p. 318) sans quoi on se condamnerait à ne pas comprendre toutes les variations possibles de la « sensualité auditive », ainsi que les invariants qui existent entre le Sacre du printemps  et des « modes de batterie rythmique » en usage en Océanie, en Afrique ou aux Nouvelles-Hébrides. Il faudrait citer encore bien d’autres contributeurs de Documents et parvenir à cette conclusion que les lectures de l’art occidental ou non, c’est-à-dire celui qu’on disait « primitif » par Carl Einstein, Georges Limbour, Robert Desnos ou bien sûr Michel Leiris et d’autres encore demeurent des phares, ayant d’ailleurs acquis leur (pleine ?) reconnaissance sans que l’on se souvienne toujours de leur émanation documentaire. Replacer, comme de juste, toutes ces contributions dans le cadre de cette revue démontrent combien elle a pu modeler notre sensibilité jusqu’à ce jour en nous faisant regarder avec curiosité les tableaux d’Antoine Caron, la singularité de Picasso, de Masson, de Juan Gris, de l’art rupestre, de la sculpture étrusque, le totémisme abyssin (Marcel Griaule) comme de rituels ayant eu cours en Grèce ancienne ou sur des îles reculées.

 

 

Les effets du premier fac-similé de 1991 se mesurèrent durant la décennie qui suivit. Indiquons-en certains jalons qu’on retrouve dans la « Bibliographie élective » composée par les éditeurs scientifiques de 2020. En 1995 paraissait en France un livre de Georges Didi-Hubermann, La Ressemblance informe ou le Gai Savoir visuel de Georges Bataille (Macula). Pour combien d’étudiants philosophes, historiens de l’art et parfois les deux ensemble, la lecture de ce Gai savoir a-t-elle été une découverte lumineuse ? Bienvenue au pays du « bas matérialisme » [2] et de l’ « informe »[3] ! Avec les travaux de Denis Hollier (préfacier du fac-similé de 1991), d’Yve-Alain Bois et de Rosalind Krauss, si l’on s’en tient à ce qui a été le plus visible en France, l’exposition L’informe : mode d’emploi (1999) faisait fonctionner les outils de la revue Documents à grande échelle et en élargissait le cadre chronologique et esthétique initial. Ainsi, une autre lecture de l’art était possible largement informée (c’est le cas de le dire) par une approche anthropologique « au sens large », comme le souligne le prologue de Jean Jamin et Cyrille Zola-Place. Grâce à Documents en la lisant et aussi en regardant son formidable corpus d’images si troublantes individuellement et par leur rapprochement d’une page à l’autre, c’est un troisième œil qui s’ouvre, timidement d’abord, au milieu de notre front d’occidental, cet œil de l’ethnographe (p. 997) pour reprendre le titre du texte de Michel Leiris introduit par G.H. Rivière sur la Mission Dakar-Djibouti .

 

Georges Bataille, DR

 

La tonalité fortement ethnographique de la revue proche de ceux qui feront le Musée de l’homme du Trocadéro autour de Paul Rivet, Georges Henri Rivière, André Schaeffner, Marcel Griaule, Michel Leiris, mérite en effet d’être fortement soulignée. Si l’on cite immédiatement le nom de son secrétaire général, en l’occurrence Georges Bataille lorsque l’on songe à Documents, il ne faut pas négliger cette puissante inclination ethnographique qui préside à la constitution même de la revue et à la formation intellectuelle de Bataille, chartiste mais aussi lecteur de Marcel Mauss et de bien d’autres. L’on peut supposer que c’est dans le dessein de rétablir un juste équilibre, si les deux rédacteurs du prologue de cette nouvelle édition préfèrent ne citer le nom de Bataille qu’après ceux de la cohorte d’ethnologues participant à l’aventure. Il y a sans doute à rectifier un certain point de vue, né justement de la seconde vie de Documents, qui a majoré la figure souveraine, fascinante en diable de Georges Bataille, ce qui ne signifie pas bien sûr  dans l’esprit des éditeurs qu’il faille désormais la minorer ou en contester le rôle catalyseur. Il s’agit plutôt de ne pas oublier que Documents appartient à cette époque des revues où l’objet réalisé est nécessairement l’émanation de la mise en commun d’une pensée diffractée parmi les différents collaborateurs avec ses variations et appropriations propres. Si cette revue a été une « machine rimbaldienne, une machine à sinon dérégler tous les sens, du moins à « déformer le goût et la sensibilité » (p. XI), cet effort salutaire et cherchant à explorer par diverses voies des situations ou des phénomènes aberrant au regard des valeurs conventionnelles, n’a pas été le fait d’un seul, fut-il de l’étoffe de Bataille, mais une entreprise proprement collective.

 

 

Peut-on s’aventurer pour finir cette évocation à se questionner sur ce qu’on peut penser maintenant, aujourd’hui même, d’un tel effort esthétique et cognitif ? Si l’on pose cette question c’est aussi parce que l’un des maîtres d’œuvre de cette édition, l’éditeur lui-même, Cyrille Zola-Place à l’enthousiasme si communicatif, a apporté sa réponse. Après avoir attiré mon attention sur la re-numérisation des planches, la fondamentale indexation (des noms, des œuvres, des livres et des revues), les tables des matières, la bibliographie, le neveu de Jean-Michel Place me réaffirmait lors d’une discussion fin avril 2021 dans ses bureaux à proximité du Panthéon que ce qui l’a animé en remettant en chantier cette revue relève avant tout d’un esprit poursuivant avec résolution le décloisonnement des savoirs. C’est aussi ce qui présidait à la réédition des 928 pages de l’imposante Negro anthology en mars 2018. Autrement dit : « déborder »[4] les catégories et les classifications académiques demeure d’actualité et le gestedocumentaire en est l’une des expressions exemplaires dont on a encore besoin aujourd’hui. Sommes-nous sorti du puissant laboratoire d’idées (fécondes et nauséabondes) des années de l’entre-deux-guerres ? Certainement que notre présent réclame autre chose qu’une simple réactualisation d’idées ou disons de conceptions devenues forcément inadéquates. Mais contre toutes les tentations de se réfugier dans des constructions intellectuelles rassurantes en des temps qui le sont si peu, les approches de Documents ouvrant encore et toujours les pistes les plus dangereuses et angoissantes parmi les savoirs les moins disciplinés ne nous deviennent-elles pas de moins en moins étrangères ? La « besogne » (Bataille) de Documents ne nous est-elle pas aujourd’hui plus audible qu’au début des années 30 ? C’est ce que nous apprendra certainement, à l’avenir, la troisième vie de Documents.

 

Jérôme Duwa

 

 

Documents aux Nouvelles Éditions Place 

 

 

Ent’revues a publié en 1994 dans le n° 18 de La Revue des revues un article intitulé « Documents et le reste… De l’anthropologie dans les bas-fonds » par Jean Jamin, propos recueillis par Olivier Corpet et François Vincent. Voir le sommaire.

 


[1] Avant d’être repris dans Brisées (Mercure de France,1966), il parut d’abord dans un numéro d’« Hommage à Bataille » de la revue Critique n° 195-196, 1963.

[2] Voir l’article de Bataille dans Documents 1, 1930 : « Le bas matérialisme et la gnose », vol. 2, pp. 519-526. La reproduction d’un dieu acéphale se trouve p. 523.

[3] Dans Documents n° 7 (décembre 1929), Bataille définit « Informe » à la rubrique « Dictionnaire » : vol. 1, p. 484.

[4] C’est le nom d’une collection des Nouvelles éditions Place. Signalons notamment dans cette collection le livre récent de Jean Jamin, par ailleurs éditeur du Journal de Leiris et co-fondateur de la revue Ghradiva : Tableaux d’une exposition, 2021.