Jean-Pierre Millecam, écrivain et dramaturge, est décédé le mercredi 21 décembre 2022 à l’âge de 96 ans. Ce nom ne dira peut-être rien à bon nombre de nos lecteurs. Jean-Pierre Millecam est pourtant l’auteur d’une œuvre massive d’une trentaine d’ouvrages : romans, pièces de théâtre et essais. Profuse, exigeante et remarquablement cohérente, que certains critiques des années 80 voyaient « nobélisable » comme l’affirmait Paul Morelle dans Le Monde le 25 octobre 1985, elle figure indubitablement parmi les ensembles littéraires majeurs inspirés d’un Maghreb essentiel et obsessionnel.
Né à Mostaganem le 6 août 1927, il avait grandi et commencé à écrire dans l’Oranie, avant de débuter à Tlemcen une longue carrière d’enseignant qui allait ensuite le mener à Oran puis, à partir de 1957, au Maroc, pays d’origine de son épouse Sylvia, à la suite du grave attentat dont il est victime le 12 mai 1956 à Lamoricière (aujourd’hui Ouled Mimoun), du fait de ses engagements, durant la guerre d’Algérie. Revenu en Algérie à l’indépendance, il enseigna à Oran jusqu’en 1968, avant d’être nommé au CPR de Casablanca où il anima durablement la vie culturelle, notamment le ciné-club local nourri par la vaste cinémathèque qu’il s’était constituée, en passionné des cinémas russes et américains.
En 1951, Camus publie chez Gallimard Hector et le Monstre, un premier roman qu’a posteriori Millecam ne trouvait pas très réussi. Puis, après qu’il aura tenté une échappée vers la critique – L’étoile de Jean Cocteau, éd. du Rocher, 1952 ; rééd. Critérion, 1990, augmentée de la correspondance Cocteau-Millecam –, Maurice Nadeau retiendra pour sa collection « Lettres nouvelles » chez Denoël son tragique Sous dix couches de ténèbres (1968), récit de son propre martyre et premier volet d’une tétralogie obsessionnelle sur l’Algérie des profondeurs. Qu’il prolongera chez Gallimard par Et je vis un cheval pâle (1978), Un vol de chimères (1979), Une Légion d’anges (1980) et Choral (1982, nommé aux prix Goncourt et Renaudot) et qui aboutit à La Quête sauvage (Calmann Lévy,1985) où donnant la pleine mesure du souffle démiurgique qui l’anime, il se dépeint à travers le personnage de Lancelot qui hante l’ensemble de son œuvre romanesque et théâtrale (Trois enfants perdus, mis en scène par Dominique Serreau, 1968-69). À partir du Défi du petit archer (La Table ronde, 1990), prolongé du puissant Trois naufragés du Royaume (éditions des Syrtes, 1999) et de la série des Ismaël, son inspiration, toujours plus quête des profondeurs à la fois sociologiques et psychologiques, se tourne vers le Maroc.
À Alger, les années d’après-guerre marquent une sorte d’apogée du renouveau littéraire amorcé avant-guerre par une petite phalange d’artistes entourant le libraire-éditeur Edmond Charlot et d’une première revue, Rivages (2 numéros en 1938 et 1939, sous la direction d’Albert Camus). On s’active autour d’initiatives capables de regrouper les différentes communautés, on rêve de « forger de toniques amitiés par-delà les soucis immédiats et cruels des uns et des autres »[1]. C’est en 1946-47 l’aventure de Forge, initiée par Emmanuel Roblès, Louis Julia et El Boudali Safir, puis deux ans plus tard celle de Soleil de Jean Sénac et ses collègues de radio-Algérie, porteuse de « toute la fraternité et l’espoir des hommes […] sur cette terre africaine si pleine de divergences et des plaies »[2].
Trop jeune pour débuter dans Forge, c’est dans Soleil, n° 4-octobre 1950, que l’on découvre pour la première fois le nom de Millecam, associé à un extrait de son roman encore inédit, Hector et le monstre. Puis Albert Camus le présente à Jean Daniel rédacteur en chef de Caliban, revue parisienne où il publie « Ma première classe »[3]. Après la disparition de Caliban, Millecam est à nouveau associé par Jean Sénac et à sa nouvelle revue, Terrasses, où il entend réunir le meilleur des littératures méditerranéennes. Dans les derniers jours de 1952, Sénac adresse à Mohammed Dib un projet éditorial, en lui demandant son accord sur ce texte. Et il ajoute : « La feuille historique signée par nous tous et Camus se trouve dans nos… archives. Je vous la ferai signer, à Millecam et toi, lorsque je vous rencontrerai à Tlemcen. »[4] De fait, Jean-Pierre Millecam figure bien, aux côtés de Mouloud Mammeri, Mohammed Dib, le peintre Sauveur Galliéro, ou encore Jean de Maisonseul, au comité de rédaction de cette nouvelle revue. Tâche si peu faite pour lui et dans laquelle je doute qu’il se soit montré très actif.
Toutefois, c’est à la revue oranaise Simoun de Jean-Michel Guirao que Millecam va contribuer le plus entre 1952 et 1956 : d’un long article prémonitoire, « Prière sur un volcan » dès les deux premiers numéros de janvier et février 1952 à un hommage à Isabelle Eberhardt dans le n° 21, en passant par une participation au volume « Ecrivains algériens », n° 6-7, à la veille du soulèvement national. [5].
Mais la guerre ne va pas tarder à éclater en Algérie. Dès lors, les efforts de rapprochement intellectuel paraissent vains face à la violence. D’ailleurs, Jean Sénac est reparti en France dès 1954, abandonnant Terrasses qui ne connaîtra qu’un seul et unique numéro, dans lequel figure des « Mémoires pour ne point paraître » de Millecam. Trois ans plus tard, Roblès quittera lui aussi définitivement l’Algérie. Quant à Camus, il les a depuis longtemps précédés.
Le grave attentat qu’il a subi le 12 mai 1956 bouleverse le cours de l’existence de Millecam : après avoir été trépané, il est d’abord assigné à résidence, puis expulsé vers le Maroc, d’où il reviendra en Algérie, pour quelques années seulement, après l’Indépendance.
Mais les évènements ne vont pas tarder à éclater en Algérie et les efforts de rapprochement intellectuel paraîtront bien vains. Dès 1954, Sénac repartira en France, abandonnant Terrasses qui ne connaîtra qu’un seul et unique numéro, dans lequel figure des « Mémoires pour ne point paraître » de Millecam. Roblès le suivra trois ans plus tard. Quant à Camus, il les a depuis longtemps précédés. Le 12 mai 1956, à Lamoricière, dans la région de Tlemcen, Jean-Pierre Millecam est donc victime d’un grave attentat qui bouleverse le cours de son existence. Dès lors, il s’enferme dans une œuvre sérielle et arachnéenne laissant – sauf rares exceptions (une participation à la revue Europe sur Cocteau, une autre, à ma demande, à la Revue des deux mondes, …) – peu de place à la collaboration à des revues.
Guy Dugas
Créateur et directeur de la collection « Petits inédits maghrébins » aux éditions El Kalima Il a publié en 2023 Jean Sénac, un cri que le soleil dévore, carnets, notes, réflexions, Éditions ELKalima-Seuil, 824 p., 27 €
[Par Convention du 10 mai 2014, le Fonds Patrimoine méditerranéen de l’Université Montpellier 3 a acquis les archives de Jean Pierre Millecam, en cours de classement. On pourra y retrouver les correspondances et les brouillons de la plupart des articles ici mentionnés.]
[1] Présentation non signée du premier n° de Forge, décembre 1946. Parmi ces initiatives, notons également les rencontres de Sidi Madani durant l’hiver 1947-1948 (voir à ce sujet Charles Aguesse, Journal de Sidi Madani, présenté par Guy Basset. Alger, El Kalima, coll. « Petits inédits maghrébins », 2021).
[2] Sur Soleil, on lira avec profit l’article d’Hamid Nacer Khodja dans La Revue des revues n° 37, 2005, sur Forge celui de Pierre Rivas dans La Revue des revues, n° 48, automne 2012.
[3] Caliban, n° 54, août 1951. La revue sera rachetée par Hachette à la fin de cette même année 1951.
[4] Lettre de Jean Sénac à Mohammed Dib, « Alger, 24 décembre [1952] » in Jean Sénac, Un cri que le soleil dévore. Paris, Le Seuil, 2023, pp. 330-331. Dans les années 1950, Dib et Millecam enseignent tous deux à Tlemcen.
[5] Voir Jean-Michel Guirao, «Mémoires de Simoun», La Revue des revues n°5-1988