Karl Marx, la France et les revues

L’exposition Marx en France. Histoire, usages et représentations au Musée de l’Histoire vivante à Montreuil (du 25 mars au 31 décembre 2023) et son catalogue éponyme mettent en évidence le rôle joué par les revues aussi bien pour la construction des liens de sociabilité et la diffusion des idées de Karl Marx en France de son vivant que pour les différentes facettes de la réception et des adaptations de son œuvre après sa mort. Elles ne constituent évidemment pas le seul sujet de l’exposition comme du catalogue, ouvert à bien d’autres questions d’histoire politique, intellectuelle ou artistique, des bustes de Marx par Karl-Jean Longuet aux caricatures ou à d’autres aspects de la mémoire ou des usages du philosophe trévois, mais elles sont constamment présentes.

 

Lorsque Marx vient pour la première fois en France, en octobre 1843, il est d’abord connu comme le principal rédacteur de la Rheinische Zeitung [La Gazette Rhénane] (1842-1843), journal de la bourgeoisie radicale qui a dû cesser sa publication. Mais dès ce moment, nous rappelle Jean-Numa Ducange, conseiller scientifique de l’exposition et responsable du catalogue, il souhaite lui donner un prolongement plus requérant sous la forme d’une revue. Celle-ci prend le nom de Deutsch-Französische Jahrbücher ou Annales franco-allemandes, codirigées par Marx et Arnold Ruge, mais elle ne peut paraître qu’une seule fois, à Paris en février 1844. De même, après l’expérience de la Neue Rheinische Zeitung [La Nouvelle Gazette Rhénane] en 1848-1849, Marx et Engels – ils sont devenus amis à Paris en août 1844 – s’emploient à la prolonger avec une revue qui porte le même nom, sous-titrée Politisch-Ökonomische Revue, qui est publiée à Londres entre mars et novembre 1850. Un des textes les plus féconds de Marx, Le 18 brumaire de Louis Napoléon Bonaparte, est également à l’origine un article de revue, destiné à Die Revolution, revue hebdomadaire de langue allemande que Joseph Weydemeyer tente de faire paraître à New York (2 n°, les 6 et 13 janvier 1852). En Europe de toute façon, la vague de reflux contre-révolutionnaire a pour un temps mis fin aux projets de publication.

 

La relative et progressive libéralisation de l’Empire permet au cours des années 1860 de voir à nouveau émerger quelques titres. Les statuts de l’Association internationale des Travailleurs sont publiés en français dans La Rive gauche, « journal littéraire et philosophique » de la jeunesse démocratique du Quartier latin fondée en 1864 que fait paraître Charles Longuet, futur gendre de Karl Marx. La revue réussit non sans difficultés à paraître pendant deux années, mais elle accueille des idées en devenir, pas seulement du côté de Marx désormais réfugié à Londres, mais aussi bien de Blanqui ou de Proudhon et d’autres : son lectorat comprend des jeunes militants qui le resteront ou pas et des esprits lettrés, généreux et allants, mais dont la présence peut étonner ici, de Georges Clemenceau à Xavier de Ricard ou de Sully-Prudhomme à Edgar Quinet.

 

 

Dans le livre-catalogue de l’exposition, « l’acclimatation » du marxisme en France des années 1880 à la révolution russe est étudiée par Elisa Marcobelli. Elle passe en grande partie par des revues : La Revue socialiste (1881 et 1885-1914) de Benoît Malon et ses successeurs jusqu’à Albert Thomas, L’ère nouvelle (1893-1894) puis Le Devenir social, revue internationale d’économie, d’histoire et de philosophie (1895-1898) au sein desquelles Georges Sorel joue un rôle essentiel, Le Mouvement socialiste d’Hubert Lagardelle (1899-1914). La période suivante, analysée par Adeline Blaszkiewicz-Maison, met davantage en lumière le rôle de la publication de livres et de brochures, celui aussi des partis (PCF et SFIO) et de leurs centres de formation. Néanmoins quelques revues apparaissent comme la Revue marxiste (1929-1930) de Charles Rappoport, l’éphémère Avant-poste (1933) d’Henri Lefebvre ou La Pensée (1939), toujours présente aujourd’hui dans le débat intellectuel ou idéologique. Il en serait de même du côté socialiste avec L’Avenir(1916-1923) de Jean-Baptiste Séverac, La Nouvelle Revue Socialiste (1925-1931) de Jean Longuet et Louis Frossard, Amédée Dunois succédant à ce dernier en 1931, puis volte (1931-1934), qui sera prochainement l’objet d’un article de Matteo Fourcaut dans notre revue, suivie par Idée et Action (1936-1937). Antoine Aubert et Antony Burlaud complètent ces deux études de fond par une vaste rétrospective des années 1960 à nos jours de La Nouvelle Critique et des Cahiers d’histoire à Textures, Vacarme, Mouvements ou Multitudes. Diversité et effervescence plurielle qui se poursuit de nos jours…

 

Gilles Candar

 

Marx en France. Histoire, usage et représentations, exposition sous la direction d’Éric Lafon et Véronique Fau-Vincenti, catalogue sous la direction de Jean-Numa Ducange, assisté par Antony Burlaud et Éric Lafon, Montreuil, Musée de l’Histoire vivante, 242 p., 24 € 90