Les Marges en lumière

 

Luce Abélès (1953-2015) intégra en 1983 l’équipe de préfiguration du Musée d’Orsay, inauguré en 1986 sous la bannière d’une forme d’art « global », musique, cinéma et littérature inclus.

 

Pendant vingt ans, elle y fut en charge d’un chantier spécifique consacré à la mise en évidence des liens entre la littérature et les arts au XIXe siècle. Tâche qu’elle mena, en particulier par la constitution d’un vaste corpus d’expositions-dossiers, tels « Champfleury, l’art et le peuple », « Paul Valéry et les arts » ou encore « Mallarmé, un destin d’écriture », consultables aujourd’hui à la Documentation du Musée.

 

Elle participa également, dans ce cadre institutionnel, à la conception d’expositions et de leurs catalogues, comme « Les Arts incohérents, Académie du dérisoire » ou « La Vie de bohème », et écrivit des contributions pour de nombreux colloques.

 

Ses recherches, élaborées à partir d’un socle documentaire solide et grâce à un travail approfondi sur l’image et le texte, lui ont permis de construire une vision panoramique de ses sujets et de la restituer en larges synthèses savantes et néanmoins accessibles.

 

Son travail a toujours convoqué et connecté des documents, des disciplines et des points de vue pluriels : histoire de la littérature, histoire de l’édition, histoire du livre et de la presse, histoire sociale, histoire économique, histoire culturelle, histoire des techniques, sociologie, esthétique… Tous les domaines littéraires et artistiques et l’ensemble de leurs acteurs ont intéressé Luce Abélès, sans hiérarchie de genre, sans prévention.

 

Jules Chéret par Nadar, vers 1900 (Gallica)

 

Les auteurs dits mineurs, les « soutiers » de la littérature et de l’art, les sous-traitants, ont été considérés avec le même intérêt que les grandes figures. Les publications imprimées, en série, leurs acteurs, leurs techniques et conditions de production ont été abordés avec le même soin que les œuvres originales et leurs auteurs, écrivains ou artistes. Les lieux de sociabilité ont été explorés, du musée, du salon, au boulevard et à la guinguette. Champfleury, Mallarmé, Valéry, Whistler, Verlaine, ou Manet ont ainsi côtoyé à égalité Daumier, Jules Chéret, Le Chat Noir, les Arts Incohérents ou le théâtre d’ombre.

 

Luce Abélès a ouvert en pionnière un véritable espace à l’étude des marges de la haute culture et l’a installé en pleine lumière. Elle l’a légitimé comme champ de recherche, aujourd’hui bien installé dans les pratiques académiques, montrant et démontrant les circulations naturelles autant que nécessaires entre la culture savante et la culture dite populaire.

 

Dans ce volume de quatre-cent-cinquante-six  pages augmentées d’un cahier central de quatre-vingts pages d’iconographie en quadrichromie, sont réunis trente articles ou interventions lors de colloques et sept inédits de Luce Abélès. Les textes sont accompagnés d’un appareil de notes, de bibliographies et d’autres précieuses annexes ainsi que de nombreux extraits des œuvres citées ou analysées.

 

Après l’avant-propos de Judith et Marc Bormand, chaque chapitre s’ouvre par une introduction rédigée par des spécialistes du domaine concerné, avec qui Luce Abélès a travaillé ou dont elle était proche : Françoise Cestor, Chantal Georgel, Anne-Christine Royère, Julien Schuh, Evangélia Stead, Jean-Didier Wagneur, et la philosophe Hélène Védrine qui a dirigé l’édition de cet ouvrage qu’elle a préfacé.

 

 

Les quatre parties thématiques qui le structurent se veulent le miroir de la diversité des axes de recherche de Luce Abélès et de leur inflexion au cours des années.

 

« Musée et littérature » évoque les lieux officiels d’exposition des œuvres artistiques, la place de celles-ci et de ceux-là, leur statut dans la littérature romanesque du XIXe siècle ainsi que leur perception et leurs usages.

 

« Bohèmes et fantaisie » manifeste la claire volonté de sortir les marges de l’anecdotique. Luce Abélès les aborde au point de vue des œuvres, des lieux, des figures et des personnages : Verlaine, Toulouse-Lautrec, le Salon des Refusés, Fernand Desnoyers, et encore Nina de Villars / de Callias, modèle de Manet, salonnière majeure du Parnasse, quoique le lieu où elle recevait tînt plus d’un « pandemonium bohème, ouvert à tous » que du salon traditionnellement représenté.

 

On rencontre Georges Darien et les revues anarchistes, l’éditeur Édouard Pelletan ou encore André Antoine au chapitre des « Revues littéraires et artistiques », dans lequel Luce Abélès montre l’installation massive de l’illustration, des images, dans les périodiques européens à partir de 1830 et analyse le phénomène de la presse illustrée sous des aspects complémentaires : nouvelles techniques de reproduction des images, évolution auctoriale des illustrateurs, vie des entreprises et des hommes de presse.

 

« Livres illustrés », chapitre final, réfère au thème des recherches de Luce Abélès qui lui a peut-être permis d’exprimer avec le plus d’acuité la singularité de sa démarche intellectuelle, d’analyser au plus près « le rapport ambigu entre écrivains, voire toute une époque, et l’illustration ».

 

 

L’image, au fil des années, était en effet devenue prépondérante dans son travail, comme une « clé de voûte ». En témoigne la base de données sur le livre illustré au XIXe siècle qu’elle a créée et qui décrit plus de cinq mille cinq cents titres et des milliers d’images de 1839 à 1914. Cette base, mise en ligne par Julien Schuh, est consultable sur le site PRELIA – Petites Revues de Littérature et d’Art.

 

Marges et cimaises  éclaire en filigrane la personnalité de Luce Abélès, réputée exigeante et rigoureuse, passionnément éprise du XIXe siècle, fréquenteuse assidue des bibliothèques, des bouquinistes, des salles des ventes, des galeries et des musées… Cet ouvrage est un bel hommage à la mémoire comme à l’œuvre de cette créatrice de passerelles, de cette érudite, médiatrice entre la littérature et l’art.

 

Martine Ollion

 

Luce Abélès, Marges et cimaises : Art et littérature au XIXe siècle, du musée aux imprimés.

Articles réunis et édités sous la direction d’Hélène Védrine.

Paris-Tusson, SAAJ [Société des Amis d’Alfred Jarry] & Du Lérot éditeur, 2021. 456 p. et 80 p. d’illustrations hors texte.