Mes yeux bleus m’ont beaucoup servi (Robert Lebel)

La docilité n’était pas son fort. Deux publications récentes du Mamco, le Musée d’art moderne et contemporain de Genève (Sur Marcel Duchamp & Masque à lame), témoignent de la mobilité d’un esprit apte à parcourir des distances susceptibles d’effrayer les intelligences conventionnellement calibrées. Pourquoi donc les bottes de sept lieux ont-elles soudainement disparu des étals des chausseurs ? Il serait temps, Messieurs les intellectuels, de reprendre conseil auprès du Petit Poucet !

 

 

Robert Lebel (1901-1986) fut tout à la fois critique, poète, essayiste et expert en peinture. Il a promené son « œil hyperlucide », comme a pu écrire de lui son ami André Breton, parmi les merveilles surréalistes et au beau milieu de ce subtil jeu de chamboule-tout, engageant peintures, objets hétéroclites et bons mots, qui constitue ce qu’il faut bien appeler, finalement, l’oeuvre de Marcel Duchamp (1887-1968). Il a circulé longuement, ironiquement, entre ces deux pôles de l’art moderne, deux phares; celui de la Mariée et celui pour qui l’oeil devait être constamment reconduit à son « état sauvage ». Duchamp et Breton : deux maîtres du regard pour Robert Lebel dont les yeux sont si bleus. Faut-il prêter attention à l’avertissement qu’on entend au début de Monsieur AA l’Antiphilosophe : « Capitaine ! / prends garde aux yeux bleus. » (Tzara) ?

 

Tardivement, Robert Lebel confie à l’initiale d’un récit sur son enfance : « Mes yeux bleus m’ont beaucoup servi. »(La Saint-Charlemagne,1976)

 

Ils lui ont en effet beaucoup servi pour regarder vraiment l’oeuvre de Duchamp, par delà la dimension rétinienne et aussi pour appréhender ce qui dans les productions de l’art ancien ou moderne ne s’en tient pas au petit « chantage de la beauté ».

 

La rencontre avec Marcel Duchamp a lieu en 1936, mais ce n’est qu’au moment où il partage l’exil new-yorkais des surréalistes, durant la Seconde guerre mondiale, qu’il peut vraiment entrer en relation avec cet « inventeur du temps gratuit ». Le livre qui paraît alors simultanément à Paris, Londres et New York, Sur Marcel Duchamp (1959), est à l’époque le tout premier du genre. Le chapitre d’ouverture intitulé « Liens et ruptures. Premiers essais. Le cubisme. Le Nu descendant l’escalier » avait été publié dès 1957 dans une revue dirigée par André Breton et dont le rédacteur en chef était Jean Schuster : Le Surréalisme, même n°3.

 

L’ouvrage reparaît aujourd’hui en reprint dans un élégant coffret. Sa reliure rigide est recouverte d’une feuille bruissante, en papier cristal; les illustrations en couleurs sont collées comme autant de vignettes, selon l’ancienne mode, respectant ainsi strictement la mise en page conçue par Duchamp lui-même. L’écriture au long cours de ce livre, nourrie des multiples rencontres entre les deux hommes à Paris ou New York, n’empêche pas Duchamp de demander un jour à Lacan : « Quel genre de type est ce Robert Lebel ? Je n’arrive pas vraiment à le saisir. »

 

 

Oui, qui est-il ? Est-ce une réponse satisfaisante ou purement fanfaronne de déclarer : il est l’auteur de Masque à lame ? Vous avez bien entendu « à l’âme » ? Qu’on se le tienne pour dit : Robert Lebel s’avance masqué, y compris sous le regard de ces deux grands amis-scrutateurs que sont Breton et Duchamp.

 

En même temps que l’indispensable Sur Marcel Duchamp et encore bien plus rare que ce volume fondateur, le lecteur peut désormais aisément se délecter de Masque à lame, le seul ensemble poétique jamais composé par Lebel.

 

Durant son établissement à New York, il y fait également la connaissance décisive d’Isabelle Waldberg (1911-1990), laquelle occupera plus tard l’atelier prêté par Duchamp, 11 rue Larrey. Isabelle sculpte alors avec des baguettes de buis, dans une certaine filiation avec Giacometti, celui qui réalise en 1932 le Palais à quatre heures du matin. Elle se montre aussi particulièrement attentive, comme ses amis surréalistes, aux masques esquimos découverts chez un antiquaire de New York, tout en s’inspirant des cartes des courants maritimes mises au point par les navigateurs de Colombie britannique. Sept de ses assemblages précaires, délimitant le vide dans un contexte historique (1943) où l’espoir de plénitude demeure encore éloigné, sont accompagnés des constructions verbales de Robert Lebel : faux points fixes alors que tout vacille et tremble au moindre souffle. Il en va d’une véritable conspiration contre la stabilité. Les mots font très bien l’amour ; spectacle grisant. Prière de ne pas s’en priver.

 

La plaquette spiralée noire avec sa large étiquette jaune d’or reproduit avec soin l’édition originale alors publiée par Ivan Goll (1891-1950); ce dernier animait la revue Hémisphère, à laquelle Robert Lebel participa, à l’instar d’autres surréalistes. Ces deux publications annoncent l’édition prochaine des oeuvres complètes de Robert Lebel en quatre tomes, mise en chantier par l’audacieux Mamco.

 

Jérôme Duwa