« Rêver hors le bruit du même »

La revue numérique Recours au poème fait le point sur ce qu’est une revue, sa place, ses moyens, sa portée. Elle s’y arrête pour mieux la penser, préciser ses contours, considérer ses activités et sa place dans le monde culturel très divers d’aujourd’hui. S’y inscrivant par le revers, elle nous rappelle la nécessité de reconnaître l’activité industrieuse, souvent artisanale, d’une forme de penser du monde, de la langue, des enjeux du temps, de ne pas mésestimer la revue dans l’activité culturelle, mais au contraire de s’interroger sur les moyens qu’elle offre de faire détour.

 

 

C’est que les revues « fourmillent ». Et que dans le grand mouvement discret qu’elles portent se joue des choses majeures pour le contemporain – en sciences sociales, en politique, en poésie… Ainsi, le 214e numéro de Recours au poème propose un dossier spécial consacré aux revues. Il rassemble deux textes fournis et amples qui interrogent le phénomène revue, sa place, ses enjeux, ses moyens.

 

D’un côté, Carole Mesrobian, questionne la manière dont les revues se font, se pensent, se partagent. À partir en quelque sorte de l’expérience assez unique de Recours au poème, de son inscription particulière dans le camp numérique, de la possibilité présente de faire passer la poésie, de la partager, de lui offrir des lieux singuliers. Ce passage, ou plutôt la possibilité de l’intégration des revues, de leurs traditions, de leurs organisations collectives, du contrepoint qu’elles permettent, sorte d’à-côtés merveilleux et discrets, dans l’espace numérique a longtemps fait peur… Crainte de dilution, d’effacement, d’indétermination, de déliaison… Et pourtant, visiblement, il n’en est rien. Son article, fourni, informé, ne limite pas le questionnement à l’expérience revuistique sur internet, mais envisage le phénomène revue dans la pluralité des moyens dont elle dispose pour essaimer des voix ou des idées. Elle affirme ainsi : « Force est de constater que les revues de poésie numériques sont aujourd’hui le lieu de l’élaboration d’une autre manière de lire de la poésie, et de la diffuser. Ces progrès techniques ont en effet contribué à changer la nature du lectorat de ces dernières. Leur accès est facilité, disponible sur différents supports, et ce quel que soit l’endroit de la planète où le lecteur se trouve. Ils ont également modifié la nature des contenus. Enrichis grâce à des moyens technologiques variés, les textes poétiques ou critiques sont soumis à de possibles enrichissements sémantiques grâce aux potentialités  hypertextuelles. Lieu de passage, plus que jamais les revues quel que soit leur vecteur de publication sont des lieux de croisement entre diverses voix poétiques, mais pas seulement, elles supportent l’énonciation de réflexions théoriques et la découverte de poètes, qu’il est désormais permis d’écouter, tout comme il est possible d’approfondir les connaissances sur tel ou tel auteur, plasticien, musicien, ou bien sur un point critique ou théorique. »

 

Et ce croisement, les possibles que la revue propose – quelque soit sont champ – reviennent à une forme d’hybridation qui les définit. On y pense autrement, à plusieurs, dans une autre temporalité. C’est ce que rappelle André Chabin, animateur d’Ent’revues depuis la fin des années quatre-vingt, aujourd’hui rédacteur en chef de La Revue des revues, dans un long entretien qui revient sur l’histoire de « notre maison », ses buts, ses moyens, sa nécessité aussi. Il raconte la chronologie de la création d’Ent’revues, ses déploiements successifs, mais aussi il en cartographie les activités, y soupèse, avec l’enthousiasme que tous lui connaissent, le rôle, la place, la visée. Il rappelle, malgré la grande discrétion des revues, leur minorité en quelque sorte, la place centrale dans l’élaboration d’une pensée vive, renouvelée, audacieuse, soulignant « le sentiment d’une communauté en action, un partage de valeurs fait de gratuité et de nécessité, la juste reconnaissance d’un artisanat fragile et résolu… »

 

 

Il revient sur la création de La Revue des revues qui « n’a de cesse de redonner aux revues, par des études historiques, universitaires, à tout le moins érudites, leur place légitime de notre histoire culturelle aussi bien du point de vue de la création que de la réflexion », à revenir à leur mobilité et leur centralité paradoxale, par la périphérie, dans le champ des idées et des formes littéraires. Il affirme ainsi : « Pourrait-on citer un grand mouvement littéraire, une avant-garde, une idéologie, une avancée de la pensée qui n’auraient fait d’une ou plusieurs revues le lieu même de son élaboration, le creuset de sa réflexion, de ses batailles et de sa discussion, voire de sa contestation ? Pour ma part je n’en vois pas… » Il explique dans cette entretien que les revues résistent, qu’elles se mettent à disposition, par une énergie collective, détachée de toutes sortes d’enjeux parasites, qu’elles sont des lieux autres, accueillants, confraternels, qu’il s’y passe tant de choses !

 

L’article informé de Carole Mesrobian, la discussion avec André Chabin, remettent au centre la vivacité extraordinaire des pratique des revues, leur variété de formes, de formats, d’organisation. Et ce dossier de Recours au poème permet, une fois de plus, de revenir sur des expériences étonnantes, profondément nécessaires. Car, comme le dit André Chabin : « Décidément cette forme dans sa souplesse, dans sa capacité à renouveler ses modalités, à gober de nouveaux territoires a de beaux jours, malgré les nuits à traverser, devant elle. Elle apparaîtra de plus en plus précieuse, vitale même à mesure que l’uniformité, la vitesse, le prêt à penser, à consommer, à jeter semble vouloir étouffer tout écart…Oui, les revues n’auront de cesse de frayer des chemins de traverse, d’imaginer des sentiers où sentir, marcher, dialoguer, muser, rêver hors le bruit du même. »

 

Hugo Pradelle 

 

Retrouvez :

 

l’article de Carole Mesrobian 

l’entretien avec André Chabin 

et des archives :

Une rencontre animée par André Chabin au Marché de la poésie en 2019 

Un entretien : « André Chabin : Les revues, lumières souterraines » (Les archives du présent)