Un passeur et des revues

Professeur, essayiste, revuiste, Christian Sénéchal (1886-1939) fut surtout un « passeur » important du monde intellectuel de l’entre-deux-guerres, notamment entre la France et le monde germanique, pris dans son sens large. Ami de Romain Rolland, Jean-Richard Bloch, André Spire et quelques autres, il se fait d’abord connaître en 1918 par une publication de Chants allemands que publient les nouvelles éditions de la Sirène.

 

 

Christian Sénéchal relève d’une gauche républicaine et patriote, laïque et plutôt ouverte. Disciple de Charles Andler, fondateur de la germanistique moderne et intellectuel socialiste de premier plan, il adhère à la Ligue des droits de l’Homme. Il collabore à des revues comme La Vie des peuples, fondée par le juriste Albert de Geouffre de Lapradelle qui cherche à faire connaître les productions littéraires des diverses nations et publiée de 1920 à 1924. Il a affaire à des auteurs particulièrement difficiles et exigeants, comme le philosophe Hermann von Keyserling (1880-1946) dont il finit par s’éloigner, ou l’universitaire Ernst Robert Curtius (1886-1956) dont il conteste les analyses simplificatrices. De 1926 à 1933, il travaille pour Die Neueren Sprachen qui s’emploie à faire connaître en Allemagne la littérature française. Il est ensuite l’animateur des Deutsche Blätter für die französischen Jugend (1934-1939), ce qui le met parfois en porte-à-faux avec certains réfugiés antinazis, malgré la netteté de son opposition au régime hitlérien. Il collabore aussi à la Revue d’Allemagne, à L’École libératrice et aux Cahiers de la Jeunesse fondés en 1937 par Luc Durtain et Paul Nizan.

 

D’abord professeur à Chambéry, puis, à partir de 1927, à Paris (lycées Buffon puis Louis-le-Grand), Christian Sénéchal participe pleinement à la vie intellectuelle de son temps. Il acquiert une certaine notoriété en se faisant le biographe de L’abbaye de Créteil, (Delpeuch, 1930) à propos de la tentative communautaire des années 1906-1908 dont Georges Duhamel (1884-1966) tirera Le désert de Bièvres (1937).  Il présente aussi Les grands courants de la littérature contemporaine (Malfère, 1934) et succède en 1930 à Pierre Paraf comme secrétaire général de la revue Poésie, mensuel illustré de qualité fondé par Octave Charpentier en 1922 qui paraît jusqu’en 1938. Spécialiste de l’œuvre de Romain Rolland, auquel il consacre un petit volume dans la collection « Aujourd’hui » des éditions de La Caravelle (1933), il publie peu avant sa mort un essai sur Jules Supervielle, poète de l’univers intérieur à la Librairie des lettres (1939). Il se situe toujours dans la mouvance de la revue Europe qui lui ouvre régulièrement ses colonnes.

 

Professeure émérite à l’université de Paris Cité, Claudine Delphis analyse en plus de 200 pages le parcours, les analyses et les vicissitudes de la vie de cet infatigable passeur : « Le destin complexe d’un germaniste et critique littéraire ». Elle publie à la suite la correspondance qu’il a échangé avec deux amis d’importance de ce milieu littéraire, Romain Rolland (1866-1944) et André Spire (1868-1966). Les deux séries forment un ensemble de 300 pages (136 textes pour la première, 79 pour la seconde), accompagné d’un bel appareil critique (annexes, index, bibliographie…), absolument fondamental sur l’histoire des circulations intellectuelles pendant les années 1930. Il existe une différence sensible entre les échanges avec Romain Rolland, sans doute plus contrôlés et précautionneux, et ceux avec André Spire, plus volontairement confiants, personnels, ouverts sur la poésie et l’amitié.

Gilles Candar

 

Christian Sénéchal, Correspondance avec Romain Rolland et André Spire, édition de Claudine Delphis, Classiques Garnier, 2023, 608 p., 45 €