L’autre famille

À l’occasion de la remise des archives de Jacques Julliard à la BnF, en 2007, Christophe Prochasson, directeur de Mil Neuf Cent, revue d’histoire intellectuelle fondée en 1983 par Jacques Julliard, a rédigé cet hommage à l’homme, à tous ses engagements, tous ses travaux, tous ses domaines, toutes ses revues. Il nous autorise aimablement à le reproduire à l’occasion de sa disparation survenue le 8 septembre 2023.

 

https://creativecommons.org/licenses/by/3.0/ : Matthieu Riegler

 

L’autre famille

On dit de Jacques Julliard qu’il est « du Nouvel Observateur » comme l’on dit d’un romancier qu’il est « de l’Académie française » ou d’un comédien « de la Comédie française ». Il fait désormais corps avec son hebdomadaire. S’en tenir à cet horizon éditorial serait en oublier bien d’autres : non seulement les nombreux articles semés de temps à autres dans la presse quotidienne mais aussi les collaborations aux grandes revues de l’après-guerre, d’Esprit où il fit ses premières armes au Débat de Pierre Nora.

 

Il est une autre revue, d’un autre genre, d’un autre éclat, qu’il convient aussi d’évoquer lorsque l’on cerne les engagements intellectuels de Jacques Julliard. Jacques est au moins autant de Mil Neuf Cent que du Nouvel Observateur. Il n’est pas tout à fait impossible qu’il réserve même à la première revue une affection toute particulière que le grand frère pourrait envier. Un petit chez soi vaut parfois mieux qu’un grand chez les autres…

 

En 1983, entouré d’une petite bande obstinée, composée de jeunes historiens rencontrés au cours d’un grand colloque consacré au sulfureux Georges Sorel, Jacques Julliard lança une petite revue annuelle : les Cahiers Georges Sorel. Mission ? Évidemment à rebrousse-poil  des bulletins dont se dotent en général les Sociétés savantes : ne pas « entretenir une flamme, si ce n’est celle de la curiosité scientifique », écrit Jacques dans la première livraison. Car il ne fallait pas faire les choses comme tout le monde, éviter la publication des notes de blanchisseuses et tout ce qui pouvait rappeler un tant soit peu le remugle universitaire… Suivez mon regard ! Peut-être orienté du côté de la respectable Société d’études jaurésiennes, alors présidée par le professeur Ernest Labrousse, mais dont on pouvait chahuter un peu les bondieuseries socialistes d’un autre temps, malgré le dynamisme de l’amie Madeleine Rebérioux, toujours un peu rivale aussi.

 

Chez les « soréliens », on était d’ailleurs si peu prêts à consentir la moindre génuflexion devant l’auteur éponyme, Jacques si peu fait pour revêtir la tiare pontificale de ce qui ne ressemblait ni à une église ni à une secte, qu’on se débarrassa assez vite de l’épuisant Alceste du socialisme. Au numéro 4, la moitié des articles seulement restaient consacrés à Sorel, au suivant, le solitaire de Boulogne n’avait plus droit qu’à un seul article sur onze. À sa septième livraison, la revue changea de nom et devint Mil Neuf Cent. Revue d’histoire intellectuelle. Si Sorel ne disparut jamais tout à fait des colonnes du petit périodique, il se cantonna dans les documents inédits qu’on publiait de lui, parfois aussi dans quelques articles qui lui étaient consacrés, ou encore dans des recensions d’ouvrages qui le concernaient de plus ou moins loin.

 

Il faut observer de près cette revue pour éclairer une facette de la personnalité de Jacques Julliard. On s’y réjouira d’abord de sa liberté de ton et de son ouverture d’esprit. Jacques y a imprimé sa phobie de l’ennui sous tous ses aspects : halte au formalisme, au dogmatisme, à l’académisme, au jargon, au conformisme ! Il lui a donné aussi une atmosphère de grand libéralisme intellectuel. Mil Neuf Cent est le contraire d’une revue d’école. Pour peu que l’auteur dispose de convictions authentiques, d’une personnalité un peu forte et d’idées intéressantes, la maison lui est ouverte. Au sein de la revue, reconnaissons que nous avons été parfois quelques-uns, moins audacieux, plus routiniers, à tenter de freiner les ardeurs de Jacques. Parfois avec succès. Parfois à tort. Parfois à raison.

 

Quitte à décevoir le directeur débonnaire de Mil Neuf Cent, qui en avait esquissé la démonstration dans l’un des premiers numéros du périodique, son magistère est peu péguyste. Il lui manque de l’intolérance, une dose de colère rentrée, un certain sens de l’injustice, un goût excessif de l’individualisme. La seule intransigeance que l’on peut reconnaître à Jacques, que je continue d’ailleurs à déplorer, est en matière de couleurs et de maquette. Renverser son opinion est une entreprise de Titan. Plusieurs s’y sont efforcés. Je crois toujours en vain. Pour le reste, l’influence du directeur de la revue s’est toujours faite discrète : elle a d’abord veillé à conserver à Mil Neuf Cent une ligne d’exigence intellectuelle et de clarté d’expression qui en fait toujours toute la qualité.

 

Qu’y traite-on ? D’idées, naturellement, de vie intellectuelle, de culture, de littérature, d’art et beaucoup de politique. Voilà pourquoi la revue est le fidèle reflet de Jacques sur le fond. Dans la forme, on emprunte sans doute plus souvent qu’il ne le souhaite les habits des sciences sociales. Mais l’essentiel n’est pas là. Il réside dans la passion de la connaissance et dans la volonté de comprendre ces grands massifs qui structurent l’existence des sociétés humaines : culture et politique, toujours indissociablement liées. D’où l’intérêt porté à la circulation et à la fabrication des savoirs, à l’engagement des intellectuels dans la société, aux valeurs qui composent les répertoires politiques, aux pratiques qui gouvernent la vie intellectuelle.

 

Mais Mil Neuf Cent est beaucoup plus qu’un recueil d’articles aussi accompli et cohérent fut-il. Ce qui apparente Jacques à Péguy est d’avoir fait de sa revue le centre d’une aventure humaine. Il faut s’y arrêter tant cette dimension me semble être la plus importante pour Jacques. La diversité qui préside au choix des collaborateurs orchestre également celui des membres de la rédaction. Plusieurs strates sont repérables, aucune n’a installé la moindre hégémonie, toutes se sont fondues harmonieusement, en dépit des âges, des anciennetés, des familles d’esprit, des origines disciplinaires ou des statuts universitaires.

 

Jacques Julliard a voulu faire de sa revue un périodique solide et intéressant mais à l’écart d’une forme de sérieux universitaire qui l’a toujours repoussé. A Mil Neuf Cent, nul n’est sectaire ! Tous les profils sont représentés autour de la table en bois de la Bibliothèque du Musée social où se réunissent depuis maintenant de très longues années le Comité de rédaction. L’ancienne bibliothécaire, la regrettée Colette Chambelland, qui avait aidé la revue à ses débuts, avait encouragé Mil Neuf Cent à installer ses quartiers rédactionnels rue Las Cases.

 

Avec bonne humeur, Jacques siège au bout de la table. Il tente mollement de mettre un peu de discipline dans des réunions le plus souvent désordonnées, perturbées d’incises et de bons moments, caractérisées aussi par un manque total de professionnalisme, mais d’où émergent toujours d’excellents numéros et des idées inattendues, parfois même saugrenues qu’on n’hésite d’ailleurs pas à molester. Jacques et moi avions eu ainsi un jour l’idée d’un numéro consacré à « Claudel et la politique » : eh bien non ! Il fallut remballer notre marchandise face à une volée de bois vert peut-être justifiée. Mais de ces discussions se dégage toujours une atmosphère joyeuse et bon enfant qui tranche singulièrement avec le climat compassé régnant dans d’autres rédactions. Je soupçonne Jacques d’avoir lui-même instauré cet aimable et efficace désordre. La corde syndicaliste-révolutionnaire de son tempérament y résonne à son aise.

 

Subrepticement, il a façonné la revue à son image, mêlant les styles, n’accueillant que des caractères. C’est un miracle que de voir depuis plus de vingt cinq ans cohabiter et j’ose le dire s’aimer tant de gens différents : libertaire chevelu et juriste tiré à quatre épingles, fonctionnaire de l’Assemblée nationale, posé et rigoureux, et ancien soixante-huitard devenu professeur de sciences-politiques à Paris VIII, historienne chiraquienne et jeune docteure pacifiste, conseiller du ministre de la culture et historien d’extrême-gauche. Tant d’autres encore qui enrichissent la diversité de cette famille hétéroclite où nul n’est prêt à céder la moindre de ses convictions, mais où chacun rend les armes lorsqu’il s’agit d’apporter sa pierre à l’œuvre commune. J’ai toujours pensé que seul Jacques était à même non seulement de réunir autour de lui une telle équipe mais aussi d’être en mesure de la faire travailler dans l’enthousiasme et de la faire durer.

 

Il y eut bien au cours des années quelques querelles et de gros chahuts. Tous furent surmontés, sans jamais laisser de cicatrices trop visibles. Mieux encore, jamais ils ne mirent la revue en péril. Parce que chacun connaissait l’intérêt supérieur de Mil Neuf Cent dont la fortune dépendait précisément de la richesse, parfois redoutable, des tempéraments qui la composaient. Comme le pensait Péguy des Cahiers de la Quinzaine, pour ses principaux rédacteurs, et son directeur au tout premier chef, Mil Neuf Cent se présente comme « un essai d’institution communiste et non pas une réussite d’entreprise capitaliste individuelle ».

 

Sous la houlette de Jacques, le revue n’est pas prête de s’éteindre. Un discret filet de plus jeunes recrues ne cessa jamais de l’alimenter, toujours inspiré par le même principe : écarter les ambitions recuites au profit des personnalités bien trempées, attirer les esprits originaux et ouverts, au risque de s’égarer. Cette ligne a fait de Mil Neuf Cent une revue-famille, para-universitaire, ignorée par les grands répertoires que s’efforcent d’imposer aujourd’hui les canons d’une recherche bureaucratisée plus attentive aux formes et aux règles qu’à l’invention et à l’audace. C’est l’empreinte sorélienne, relayée par le tempérament de Jacques Julliard, qui fait de Mil Neuf Cent un isolat si singulier dans un paysage intellectuel de plus en plus normalisé. Oui, on y écrit ce qu’une petite tribu auto-cooptée décide que l’on y écrive, selon ses goûts et ses humeurs. Oui, on s’y moque volontiers des autorités intellectuelles instituées. Oui, on y préfère les talents qui font leurs preuves à ceux dont on attend toujours le grand chef d’œuvre. Oui, on y cultive le sens de l’amitié intellectuelle, condition indispensable à l’exercice de l’intelligence et à la fécondité du conflit.

 

Mil Neuf Cent dessine ainsi un portrait intellectuel et moral de Jacques, comme les Cahiers de la Quinzaine reflétaient l’âme de Péguy. Ce rapprochement écrasant vaut ce qu’il vaut. Les plus cauteleux y reconnaîtront du ridicule ou de la flagornerie. Tant pis. La mise en relation ne me semble pas indue. Jacques s’était ainsi, comme par hasard, beaucoup engagé dans la réalisation d’un numéro voué à l’étude des rapports entre Péguy et l’histoire. Et dans le numéro 5 des Cahiers Georges Sorel, tout entier tourné vers l’étude des revues au tournant des XIXe et XXe siècles, Jacques, à la manière de Péguy, définissait lui-même ce qu’était une revue en trois temps : lieu d’innovation d’abord, lieu de sociabilité ensuite, lieu de moralité enfin. Et ce dernier volet n’est pas le moindre. Il suffit de lire ce que lui-même en dit : « les revues sont un pari sur la pauvreté des moyens. À l’inverse des mass media actuels, qui spéculent sur l’extension du message, les hommes de revue parient sur son intensité. Le monde a rarement été changé par des best-sellers ». À l’heure où l’on est peut-être en droit de s’inquiéter sur l’avenir de l’intelligence, cette remarque sonne comme une belle espérance. Mil Neuf Cent ou l’avenir du XXIe siècle !

 

Christophe Prochasson

(BnF, 2007)

Lien vers Mil Neuf Cent. Revue d’histoire intellectuelle