Vies sans fin de Paul Louis Rossi

 

Paul Louis Rossi sur la plage de Dieppe (2022) © Marie Étienne

 

 

 

Le poète, critique, peintre, Paul Louis Rossi vient de mourir à l’âge de 91 ans.

 

Il avait fait du divers un principe esthétique et existentiel.

 

Dès son arrivée à Paris dans les années 50, il a participé à de nombreuses revues et touché un peu à tout. De son engagement dans des revues aussi importantes et directrices que Change et Action poétique, jusqu’à sa participation iconoclaste à des revues musicales comme Jazz Magazine ou encore Caméra stylo.

 

Auteur prolifique de récits, de romans, de poèmes et de textes critiques et théoriques, il a su nouer ensemble des champs des arts et de la pensée qui souvent s’excluent.

 

Nous l’avions reçu pour une soirée exceptionnelle en janvier 2019. Elle réunissait, à l’occasion du remarquable numéro que la revue Nu(e) lui consacrait, Marie Étienne, Marie Joqueviel-Bourjea et Christian Rosset. Ce numéro est disponible ici.

 

Il avait participé, avec Jean-Baptiste Para, Florence Trocmé, Claude Minière, Emmanuel Laugier… – à l’important dossier que La Revue des revues a publié à l’automne 2012 sur Action poétique (voir plus bas).

 

Nous regretterons sa présence, sa gentillesse, son érudition, cet art de la digression joyeuse et douce.

 

Ces dernières années il a donné une dizaine d’articles à notre partenaire En attendant Nadeau qui republie une ample chronique consacrée à son travail intitulée :  « Paul Louis Rossi et le murmure du monde ».

 

Ses Horizons égarés reparaîtront en avril chez Obsidiane.

 

 

Paul Louis Rossi hommage

Paul Louis Rossi avec Marie Étienne et Marie Joqueviel-Bourjea à Ent’revues en janvier 2019

 

 

Petite bibliographie sélective et subjective :

 

Liturgie pour la nuit, poèmes, Millas Martin, 1958

À propos de Nantes ou La Voyageuse immortelle, Les Lettres françaises, 1969

Inimaginaire(s), en collaboration avec Pierre Lartigue, Lionel Ray, Jacques Roubaud, Gaston Planet, Imprimerie du Marais, 1975-1978

La Traversée du Rhin, P.O.L. / Hachette, 1981

Les États provisoires, P.O.L, 1984

Le Fauteuil rouge ou la mémoire absolue, Julliard 1994

Faïences, Flammarion, 1995

Le Vieil Homme et la nuit, Julliard, 1997

La Vie secrète de Fra Angelico, Bayard, 1997

Le Colloque de nuit, en collaboration avec Philippe Beck et Yves di Manno, Le temps qu’il fait, 2000

La Villa des Chimères, Flammarion, 2002

Visage des nuits, proses et poésie, Flammarion, 2005

Visiteur du Clair et de l’Obscur, Musée des Beaux Arts de Nantes / éd. joca séria, 2007

Les Ardoises du ciel, Le Temps qu’il fait, 2008

Vies d’Albrecht Altdorfer, Peintre mystérieux du Danube, Bayard, 2009

Démons de l’analogie, éd. joca séria, 2012

 

 

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 Ent’revues republie en libre accès le texte que Paul Louis Rossi avait donné pour le dossier intitulé « Pour saluer Action poétique » (La revue des revues, n° 48)

 

 

 

POLLENS

 

 

 

Novalis

 

C’est un titre secret de Novalis, Blüthenstaub : poussière florale. J’avais écrit un article pour la publication des Œuvres Complètes, chez Gallimard, dans La Pensée : Revue du Rationalisme, vers 1975. Mais je voudrais évoquer d’abord notre première rencontre, à Marseille, avec la rédaction de cette Revue de l’Action Poétique. Très amicale. On riait beaucoup ensemble. Le lendemain, avec Henri Deluy, nous sommes monté à la brunante, depuis le port jusqu’au vieil hôpital de La Charité, par la rue de l’Observance et la rue du Refuge. Beaucoup plus tard, en souvenir de cette nuit, j’ai publié dans Les Etats Provisoires une sorte de litanie, avec le nom de toutes ces rues : La Montée du Saint Esprit, La Montée des Accoules, la rue des Belles Ecuelles. A quoi j’ai ajouté, en souvenir des enfants qui jouaient encore dans les quartiers et les ruelles : Les enfants crient, Italien, Gitans, Espagnols, Arméniens, Tziganes, Grecs. Un fragment de ces Sôteria avait été affiché dans les couloirs et les quais du métro, à Paris. Et les passagers s’attardaient à lire, à ma grande surprise. Et je remarquais parfois qu’une main avait ajouté à la liste quelques Ethnies nouvelles : Kirghizs – Ivoiriens – Néo-Zélandais – Chiliens.

 

 

La Crise

 

Il y eut une première crise, vers 1966. Deluy était à Prague. Nous n’étions plus d’accord sur rien. Cette idée de l’engagement politique en particulier. Mais la querelle était surtout esthétique. Nous réclamions une rupture radicale avec le Réalisme social. A la vérité, nous avions l’intention de fonder une nouvelle revue, avec Lionel Ray, Jacques Roubaud, et surtout Pierre Lartigue. C’est alors que surgit l’Affaire de mai 1968. J’en ai souvent parlé. Nous nous sommes, en quelques sortes, trouvés propulsés par le hasard, ou le destin, en avant de la scène littéraire, avec des personnages comme Michel Butor, Nathalie Sarraute, Guillevic, Jean-Pierre Faye, Alain Jouffroy. De plus, très vite de jeunes étudiants et étudiantes ont rejoint la Rédaction. C’était très important, la linguistique pénétrait nos conversations avec Mitsou Ronat. Et la psychanalyse avec Elisabeth Roudinesco. J’avais lu La Science des Rêves, et La Gradiva, et surtout Geza Roheim : Le Totémisme australien et la culture des Arandas, et je me souviens que j’allais dans les séminaires freudiens avec Elisabeth.

 

 

La Pologne

 

Nous sommes allés en Pologne, avec Elisabeth Roudinesco et Henri Deluy, en 1973. En passant curieusement par Moscou et Frankfort. Je n’avais jamais traversé vraiment le Rideau de Fer. Je m’attendais au pire, et c’était une surprise, car je n’ai jamais vu autant d’églises et de prêtres dans les rues, même à Rome. Je viens de retrouver le numéro consacré aux Avant Gardes en Pologne – 1917-1939 – que je présentais en 1975. La couverture porte en première ligne : Gertrude Stein, dont je viens de parler dans un colloque à Montpellier. A Cracovie nous avions visité la Vieille ville et le Musée des Beaux Arts. On y trouvait un épisode de la Vie de saint Florian d’Albrecht Altdorfer et des œuvres de Schwitters, si ma mémoire est bonne. Nous avons vu Les Trois Sœurs de Tchekhov au théâtre. Nous nous sommes beaucoup promenés dans les jardins avec notre guide Alexandre. Je dois noter ici surtout la visite à Varsovie d’Adam Wazyk. Il avait une formation de mathématicien et de linguiste. Dans une scène que j’ai rapporté, il frappe le sol avec sa canne en disant d’une voix forte qu’il reste en Pologne quelqu’un – lui-même – pour défendre Louis Ferdinand de Saussure.

 

 

La Revue

 

Il faut ajouter que la période qui suit les événements de 1968 est sans doute la plus brillante de l’histoire de la Revue, il est impossible de l’examiner ici. On doit pouvoir consulter L’Anthologie de Pascal Boulanger. Je retiendrai seulement quelques exemples qui me semblent remarquables. Le numéro 50 de 1972, pour Une Littérature perdue : tentative de privilégier le Récit contre le Roman. Nous avions en particulier un éloge de Nicolas Leskov, auteur du Gaucher et d’une Lady Macbeth de Sibérie qui sera mis en musique dans un opéra de Chostakovitch. J’ai noté le numéro 63 consacré en particulier à Khlebnikov, avec des études de Yvan Mignot. Ainsi que le numéro 64 consacré aux Troubadours. A quoi je ne puis qu’ajouter l’autre versant, le numéro 75 de septembre 1978, en hommage aux Trobairitz. Nous voulions évoquer les rares femmes émergeantes dans la poésie des Troubadours. Je dois en rester là, car il y avait, à cette époque, certainement une idée d’affronter tous les problèmes et toutes les hypothèses qui concernaient l’Art et la Littérature. Projet assez paranoïde et cependant exaltant. Il faut laisser au temps et à la critique le soin d’en examiner la dimension, les qualités et les défauts. A mon sens, l’affaire est loin d’être terminée.

 

 

Les Inimaginaires

 

C’est aussi l’époque où nous réalisons, avec Lionel Ray, Jacques Roubaud et Pierre Lartigue Les Inimaginaires. Nous allions chaque dimanche travailler chez le musicien Jean-Yves Bosseur. Jacques Roubaud exposait avec Michel Henri Viot à Paris. Et le peintre Gaston Planet participait avec nous à la composition de l’ouvrage dans une villa de Compiègne. Ce qui signifie que nous construisions en une journée l’ensemble du volume. Les Inimaginaires figurent dans la suite des numéros de l’Action Poétique. Nous avions aussi une série de Jeunes Peintres minimalistes, dans le sillage des expériences de Support Surface en qui je mettais beaucoup d’espoir. Nous eûmes plusieurs expositions, en particulier à Amiens avec tous ces personnages. C’est à cette occasion que je fis connaissance avec Madame Jeanne Laurent. On la nommait la Jeanne d’Arc du Théâtre car elle avait soutenu Jean Vilar et le Théâtre National Populaire dans les premières années de l’Après Guerre. J’allais la voir dans son appartement sur le quai aux Fleurs, en face de l’île Saint Louis.

 

 

La Fin

 

J’ai dû quitter la rédaction vers 1981. C’est l’année des ruptures. Je crois que j’étais las de l’activisme et des discussions. J’avais besoin de me pencher sur mes ouvrages et de m’occuper de mes propres histoires. J’ai d’ailleurs quitté de même la rédaction de la revue Change. C’est ainsi que j’ai publié chez Paul Otchakovsky Laurens Le Potlatch et La Traversée du Rhin. Et plus tard deux romans chez Julliard Régine, et La Montagne de Kaolin. Il n’y a pas de véritables raisons politiques à cette histoire, mais je pense que ces années marquent la fin d’une saison, dans la vie. Nous n’avions sans doute pas prévu l’abandon de toutes les illusions et de toutes les utopies au bénéfice de la dure loi du marché et de la monnaie. L’Art tombé dans son idéologie ou même son symptôme : superstition de la marchandise, qu’il soit pour ou contre cette denrée magique. Il me semble que nous aurions dû nous en préoccuper plus tôt. Mais, dois je le redire, c’est l’Usure et le temps qui décide de la pérennité du travail artistique. Je pense aux tissus Coptes qui étaient perdus dans des sanctuaires ou bien enfouis dans les sables des déserts, avec les tombes, et qui nous sont parvenus dans leur splendeur avec toutes les déchirures de l’histoire.

 

 

Le Bel Aujourd’hui

 

A la veille de cette nouvelle année, il m’a semblé tout à coup que je me réconciliais avec ce passé, avec presque tous les personnages et les acteurs. On ne peut raisonnablement pas douter de ces années tourmentées et presque miraculeuses où nous avions la sensation de connaître tant de choses et tant d’individus remarquables. Il faut se garder d’être envahi par le ressentiment. Il est évident que les sentiments s’usent et s’amenuisent. Nous devons espérer que l’histoire nous pardonnera nos fanatismes, nos passions et même nos injustices, pour ne s’occuper que de ce que nous avons accompli dans le meilleur temps de notre énergie et de notre existence.

 

 

Paul Louis Rossi