

Pour fêter, si l’on peut dire, cette dixième chronique et finir l’année en beauté, évoquons Jean Malaquais, né Vladimir Malacki à Varsovie en 1908 et mort à Genève, citoyen américain, en 1998. Jean Mala… qui ? Encore fort mal connu du grand public, cet écrivain épris de la langue française est pourtant « l’un des plus talentueux de sa génération », selon le polygraphe Alain Bosquet dans une lettre adressée en 1967 à l’éminent Raymond Aron. Et le méconnaître c’est se priver d’une œuvre (Les Javanais, Planète sans visa, Le Gaffeur, pour ce qui est des romans ; sans oublier ses Journal de guerre et Journal du métèque) dont l’authenticité créative et la dimension testimoniale ne sont pas les moindres des qualités. Si l’on cite ici Alain Bosquet, importante figure des Lettres françaises pendant plusieurs décennies – à travers les nombreux livres qu’il a publiés et les non moins nombreuses responsabilités éditoriales et journalistiques qu’il a exercées ici et là –, c’est que la moitié des 190 pages du dernier Cahier Jean Malaquais est consacrée à la correspondance que lui et Malaquais ont entretenue entre 1943 et 1995.
Leur dialogue épistolaire court donc sur une cinquantaine d’années et s’ouvre à l’initiative d’Alain Bosquet (1919-1998), Anatole Bisk de son vrai nom à l’état-civil. Car Bosquet, comme son aîné Malaquais, a vu le jour dans une famille juive originaire d’Europe de l’Est ; plus précisément d’Odessa, en Ukraine. Cette relation, disions-nous, Bosquet l’amorce un jour de novembre 1943, de New York où il se trouve depuis fin 1941. Cette toute première lettre prendra la direction de Mexico où réside alors Malaquais, comme beaucoup d’autres exilés pendant la guerre. Plusieurs courriers seront échangés entre cet hiver 43 et l’été 44 ; les deux hommes prennent langue et font progressivement connaissance dans un monde chaotique dont la bande-son fait entendre « torpilles volantes » et « coups de fusil », pour citer Bosquet. « Nous sommes tous – jeunes hommes déracinés – les enfants du ricanement et de la rage », dira encore le même, et cette formule reflète on ne peut mieux une lucidité acide qu’ils ont en partage ; leur correspondance baigne dès le départ dans ce liquide amniotique. Et la fin de la guerre ne sonne pas, loin s’en faut, l’extinction des mécaniques totalitaires dans les têtes et dans les corps : « C’est bien là le rôle social du totalitarisme, qu’il soit à l’échelle des nations ou des maisons de redressement : incorporer l’être dans la machine bureaucratique, le soumettre à ses rouages déshumanisés, et cela non pas en tant qu’être mais en tant que pièce inanimée et, surtout, décérébrée », peut-on lire sous la plume de Malaquais en 1947.
Au fil des années, le lien entre les deux hommes ne se rompt pas, bien au contraire. Il se renforce d’autant plus qu’ils n’arrivent pas, pendant longtemps, à se rencontrer en vrai, comme disent les enfants, quand l’un ou l’autre traverse l’océan. Les occasions pourtant ne manquent pas, et ce n’est qu’au printemps 1953 que cesse enfin « ce jeu de cache-cache » (Bosquet). Précises et, de ce fait, précieuses, les notices de contexte qui ponctuent la transcription des lettres nous permettent de suivre presque à la trace les trajectoires d’un Bosquet toujours plus incontournable et influent dans l’univers des Lettres et d’un Malaquais devenu professeur de littérature aux États-Unis et traducteur (notamment de Norman Mailer) se tenant dans une forme de marginalité plus ou moins désirée. L’activisme littéraire de l’un a d’ailleurs toujours fait l’admiration grande de l’autre. Il faut dire qu’Alain Bosquet, qui affiche d’évidentes facilités et pour l’entregent et pour l’écriture, n’a cessé, sa vie durant, d’animer ou de créer des revues littéraires, tout en menant de front sa propre œuvre, et d’abord en son versant poétique. Le solitaire Malaquais, lui, charbonne dans une veine principalement romanesque avant, dans les années 50, de se tourner vers l’étude de la philosophie de Kierkegaard ; il sera toujours encouragé par son cadet, correspondant enthousiaste qui, sans être un ami à proprement parler, se montrera toujours un soutien sans faille pour faire connaître ses textes. « Ta voix est robuste et ton esprit sautillant. Tu restes mon maître à penser ou à dépenser », écrit joliment Bosquet à son « cher Jean » en mai 1995. Le grand Norman Mailer himself, il n’est pas inutile de le rappeler à ce stade, tiendra des propos semblables sur son « mentor » Malaquais… Car ce dernier fut pour beaucoup, qu’on se le dise, non seulement un romancier admiré de la condition humaine, engagé contre la xénophobie et aux côtés toujours des parias et des indésirables, mais aussi, et peut-être surtout, un modèle (marxiste) d’indépendance d’esprit, le type même du franc-tireur pugnace, un caractère anticonformiste et réfractaire se tenant à distance de l’intelligentsia française bon teint, poseuse et caqueteuse.
La lecture de ce quinzième Cahier Jean Malaquais (qui publie aussi, notons-le, des travaux universitaires et diverses recensions) m’a donné envie de relire une œuvre que j’ai découverte durant ma période estudiantine, il y a une vingtaine d’années. Le premier souvenir d’une lecture de Jean Malaquais, en l’occurrence celle de ses journaux, remonte à une époque où je m’étais mis en tête de travailler sur les représentations de la guerre dans les écrits personnels de certains écrivains. Puis il y aura la découverte du virulent Le nommé Louis Aragon ou le patriote professionnel, un pamphlet dans lequel la figure du poète en astre noir du PC en prend pour son grade. Ce n’est que plus tard que je suis venu à ses romans foisonnants et truculents : Les Javanais, prix Renaudot 1939, Planète sans visa, qui manqua de peu le Goncourt en 1947, deux textes éminemment polyphoniques nourris des dures expériences que l’existence avait réservées à Malaquais. Plus déroutant, car délaissant le réalisme au profit de l’absurde, Le Gaffeur, édité en 1953, se révèle quant à lui annonciateur des dérives actuelles de la vie hyper-administrée dans un monde bureaucratique aux accents kafkaïens. Bref, vous seriez bien inspirés, chers lecteurs derrière vos écrans, de déposer un livre de l’admirable Malaquais au pied du sapin. En cette période de fêtes de fin d’année, vous feriez là une authentique bonne action.
Anthony Dufraisse