CAFÉ ou le laboratoire de la traduction

 

Traduire constitue l’une des activités primordiales de l’intelligence. Il y faut des compétences, une obstination, une pensée commune. La traduction implique un geste moral. Elle consiste en une relation, ou plutôt un système de relations, qui s’enrichit et se déplace perpétuellement. Les langues nous révèlent une différence positive, une complémentarité et des systèmes linguistiques et des représentations de soi et du réel. On pense différemment, on dit différemment. On transmet la plus grande part possible de cette différence.

 

C’est ce à quoi s’emploie l’équipe de la jeune revue CAFÉ Collecte Aléatoire de Fragments Étrangers avec une énergie tout à fait remarquable, cultivant les pas de côté, les écarts, faisant se rencontrer des formes, des points de vue et des langues qui se rassemblent autour d’un thème, au gré des désirs et des connaissances des traducteurs. Car à partir du thème choisi – après « Futurs », c’est « Silence » – , chaque traducteur, depuis la langue qui l’occupe, qu’il connaît et qu’il étudie (la revue est née à l’Inalco rappelons-le) propose un texte de forme relativement courte qui lui semble le travailler, le révéler, l’enrichir, en diffracter la signification ou le poids. Ainsi on lit de la poésie, des textes savants, des nouvelles, des textes complets ou des extraits… Et depuis cette diversité se dessine un paysage mental et culturel, des voix se font entendre, singulières, différentes.

 

L’attention portée à la langue originale apparaît frappante et la maquette s’organise autour de la relation entre la forme première et sa version traduite : par l’organisation du volume, par le jeu duel des couleurs. Depuis quelques décennies maintenant et les grands travaux de traductologie, par le développement de la littérature comparée et l’ouverture de l’Inalco à d’autres langues et d’autres manières d’envisager la compétence linguistique, la place du traducteur a changé nettement. Le collectif qui anime CAFÉ semble fonctionner à plein comme un laboratoire d’expériences traductives mais aussi comme un vivier pour penser le même depuis une diversité de coordonnées – langues, formes, traditions, imaginaires, réalités…

 

Dans ce deuxième numéro, on lira des textes d’une grande variété : depuis le traité soufi à de la poésie ou des nouvelles, rassemblant des textes persans, géorgiens, polonais, chinois, hébreux, arabes, tibétains… C’est dans la pluralité de ces histoires, de ces formes, de ces traditions ou contraintes linguistiques que le thème semble traversé d’idées, de conceptions et d’implications très hétérogènes. Le silence c’est tout autant l’arrêt d’une forme, sa suspension que la censure politique ou la mystique… On découvre des écrivains, on entend des voix qui contreviennent à l’habitude. Chacun y puisera une matière à penser, une sonorité, un timbre qui le séduiront. Par exemple, ce poème de Ryszard Krynicki (traduit par Joanna Piechura) :

 

Je ne sais pas si j’ai le droit

de parler, de me taire, de toucher

la plaie. Je prie. Sans

paroles. Lui,

 

Il sait.

 

C’est un plaisir de lire la très brève nouvelle de Ryûnosuke Akutagawa ou le poème politique d’Ahmad Châmlou proposé par Sepideh Nikoukar ou bien encore un texte de l’écrivain égyptien Mohammed Abdelnabi dont le roman La Chambre de l’araignée a connu un certain retentissement. On sera frappé par le texte grec que traduit Clara Nizzoli : « Knacker » de Dimosthénis Papamarkos. D’une invention assez prodigieuse cette nouvelle donne envie de découvrir le recueil dont elle est issue et les voix de deux histoires d’émigration s’imposent avec force. Ce numéro, très séduisant, prenant, très bien tenu, fait entendre « La Magie du silence » que met en scène le poème perse de Moshiri en même temps que des aventures formelles, des manières de dire autre chose, autrement.

 

On terminera sur le poème traduit du breton par Yann Varc’h Thorel de Koulizh Kedez (que vous pouvez entendre lu et en breton et en français par le traducteur lors de la rencontre animée par Ent’revues au festival Vo-Vf cette année), « Les Vieux de chez moi » et ces quelques vers d’«Écoute » :

 

écoute,

à l’esprit il est donné d’entendre

tends la feuille

à la lumière est dédié le verbe

(ne regarde pas)

écoute

 

selaou

skouarn a barad d’ar spered

astenn de da lroikenn

gweuz a zeroad d’ar goulou

(na sell)

selaou

 

 

Hugo Pradelle