Fragments. Revue de littérature prolétarienne

 

 

C’est une affaire de relais et de générations : si l’on en croit le numéro inaugural de la revue Fragments qui se voue à la promotion de la littérature prolétarienne, celle-ci doit sa persistance dans notre univers culturel à un constant effort de volonté, c’est-à-dire à la transmission militante de livres emblématiques qui auraient tendance, si on les laissait seuls, à la discrétion. Ça n’est pas faux du tout. Le prouve un sommaire qui met en exergue deux figures remarquables de cette sphère intellectuelle vouée à l’expression du travail et des humbles, deux héros de la littérature du peuple et des ouvriers en quelque sorte, qui ont nom Michel Ragon (1924-2020) et Edmond Thomas. Ce dernier est l’imprimeur-éditeur, qui conduit depuis bientôt cinquante ans les éditions Plein Chant, devenant un parangon du militantisme littéraire. De fait, il semble avoir toujours donné priorité à cette idée que le colportage des bonnes œuvres, belles et revigorantes, roboratives et docu-mentaires qui plus est, est indispensable à la survie de textes précieux – d’autant plus que leur existence en tant qu’œuvre a été initiée de manière peu spectaculaire.

 

Puisqu’il est vrai que l’auto-édition, comme chez les hétéroclites et les révoltés du pamphlet, a souvent permis aux ouvriers, paysans et autres humbles, de publier leurs écrits sans passer par les fourches caudines de professionnels du métier qu’ils ignoraient ou qu’ils rejetaient. Et allez trouver un compte d’auteur publié parcimonieusement quelques années après sa première diffusion initiale… C’est là du reste que les militants, les curieux et les attentifs ont un rôle majeur à jouer : le repérage des bons textes, le pistage des livres, la traque et la chine en quelque sorte, sont affaire de passionnés. Là encore, c’est décrire Michel Ragon, bouquiniste sur les quais de Seine durant longtemps, historien et romancier populaire (Les Mouchoirs rouges de Cholet, Albin Michel, 1984), et Edmond Thomas, homme-orchestre du livre. Un entretien nous éclaire sur le parcours de ce dernier, tout entier voué à la littérature, et depuis ses tendres années, avec ses premières publications fourbies avec les moyens du bord, ô bleu stencil ! On aura rarement lu de sa bouche une synthèse plus réussie de son activité depuis l’édition fanzinesque du parisien Zymase (années 1960) – dont les lecteurs sont assurément très rares – avec la découverte du Nouvel Âge littéraire d’Henry Poulaille dans les mêmes moments, sur les quais de Seine également, un moment fondateur pour ce chineur, et sa vie d’éditeur établi de textes négligés et de l’une des plus intéressantes revues des années 1970 à nos jours – dont il faudra bien qu’on retrace l’historique sous peu en ces pages : Plein Chant où firent de remarquées apparitions Michel Ohl, Henri Simon Faure, Pierre Ziegelmeyer, Jean Le Mauve, par exemple.

 

 

 

 

Pour ceux que les frimas angoissent, ou que la marche piétinante du chineur, dos cassé en direction des bacs de livres, éreintent, on peut considérer qu’une solide rubrique de notes de lecture comme elle est configurée dans Fragments favorise de la même manière, et très efficacement, la mise en mémoire des livres les plus discrets. Un lecteur touché est un lecteur qui oublie peu. On peut être alléché par les nouveautés évoquées dans ce premier numéro de Fragments : Le Dynamiteur, un polar dans le milieu du Sudédois Henning Mankell (Le Seuil), l’Américain Matthew Neill Null (Allegheny River, Albin Michel), des livres consacrés à la Commune et plusieurs livres de Plein Chant, L’Usine nuit et jour de l’intérimaire Patrice Thibaudeaux (2016), et le Cœur indigné de l’Américain petit-fils d’esclaves, Charles Denby (1907-1983), relatant la vie d’un ouvrier noir. On le constate vite, les belles pièces de ce patrimoine collectif ne manquent pas.

 

Si l’on comprend bien le souhait de les mettre en évidence, il faudra peut-être se méfier d’un discours qui ferait de la littérature prolétarienne une enfant particulièrement bafouée de la société du spectacle. Elle n’obtient certes pas le renfort des médias que peuvent connaître (encore un peu) les jeux de l’Oulipo, par exemple. Elle n’a généralement pas l’attention qu’apporte le tapage du son vite bouché des trompettes de la renommée giclant des prix littéraires. Mais s’en plaindra-t-on ? Depuis qu’Henry Poulaille, suivant l’exemple de ses prédécesseurs, bientôt assisté de ses successeurs, a entrepris de mettre en fiches ce territoire littéraire, aurait-on perdu quelque page ? Il semble bien au contraire que tout le monde, puce à l’oreille, veille à ce que son voisin peut écrire. Connaîtrait-on sans ce réflexe littéralement patrimonial la poésie d’Adrienne Savate ? Ou les vers de Tessi Rom et de Laurent Jeulin, les postiers découverts et promus par Fragments ? Après avoir entendu Edmond Thomas parler de son travail et de son goût, on doit constater que la seule élaboration du catalogue des éditions Plein Chant lui a permis de consolider les fondations d’un musée de papier, et de manière définitive – pensons par exemple aux rééditions de textes entrés dans la pensée collective de la littérature (Marie-Claire de Marguerite Audoux, Grasset, 1910 puis 1997, Talents Hauts, 2019), par exemple. On ne reviendra plus en arrière, même si en période de crise, d’ubérisation, de retour à des formes d’esclavage plus ou moins et de précarité sociale sciemment provoquées par des élites économiques sordides, il y aurait lieu de s’inquiéter… – Certes l’offset et la typographie en ont pris un coup, mais le militantisme culturel s’avère ancré, d’autant que de nouvelles générations réinventent le fanzine, le tract, le colportage à leur manière et que de nouveaux éditeurs investissent ce territoire. Parlons simplement des militants d’Agone ou de la collection « Tuta Blu » de Héros-Limite. Parions que de nouveaux lecteurs seront acquis à la cause.

 

C’est une constante culturelle que les chefs-d’œuvre ne réclament rien. Tout au plus peuvent-ils déchoir parce que le goût des peuples change, que certaines esthétiques lassent ou que certaines préoccupations se tassent. Un retour de flamme n’est jamais impossible cependant, et à bien observer le parcours des œuvres des frères Bonneff (Aubervilliers, L’Amitié par le Livre, 1949 ; L’Arbre vengeur, 2018) ou de Georges Navel (Travaux, Stock, 1945 ; Folio, 1979), on doit comprendre qu’elles sont bel et bien inscrites en dur dans notre paysage culturel. Gravées dans le marbre de nos savoirs et de nos sensibilités. Les grands et bons textes se propagent sans barguigner ni faire de tapage, chaque lecteur le sait, ou le sent. Témoins les ressorts du bouche-à-oreille, témoins les succès récents de l’anonyme Scierie (1975, L’Âge d’homme ; 2013, Héros-limite), parfois attribué au droitiste Pierre Gripari, témoin tel livre de Ramuz ou de cet autre Helvète qu’est Oscar Peer (Coupe sombre, Zoé, 1999). Reste que les éditeurs et les fouineurs ne doivent pas désarmer, puisque les œuvres de nouveaux auteurs trop discrets fleurissent chaque mois. Limiers, à vos loupes ! Chineurs, en piste !

 

Éric Dussert

 

Compte rendu paru dans La Revue des revues no 65