
La poésie, souvent, procède d’une altération. C’est un décalage, de la langue, de la page, un son, une résistance – à l’œil, à l’oreille – qui arrête, une étrangeté qui suspend à un instant de langage. On lit souvent des revues qui proposent à lire de la poésie comme on traverse des paysage, disponible et, soudain, on s’arrête, saisi, inquiet ou heureux, ébloui, devant un texte qu’on se donne l’impression de découvrir.
C’est laisser part au hasard. Mais aussi affuter un goût. Se reconnaître bien souvent une appétence, une disposition, ou, au contraire, être si surpris que la lecture dévie. Ces deux pôles – le semblable et le dissemblable, le (re)connu et le neuf – de la lecture s’aiguisent quand on regarde une revue qui propose, strictement, des poèmes.

Ainsi, lorsque l’on ouvre la 17e livraison de K.O.S.H.K.O.N.O.N.G. – on rappelle que c’est un mot indien Winnebago qui signifie « Le lac qui est la vie » –, la revue dirigée par Jean Daive et publiée par Éric Pesty, on découvre d’abord BLANCHE l’IMAGE, un ensemble de poèmes d’Anne-Marie Albiach (dont paraît ces temps-ci un récit au Seuil, La Mezzanine), puis un texte de Claude Royer-Journoud intitulé « ce sont des vivants ». On y lit ces mots d’Albiach :
l’image déchirée
le corps
atteint
perclus – sous
son regard –
une absence
violente

George Oppen au Beausset en France en 1930
Mais, comme dans une prolongation du déchirement qu’évoque ces quelques vers, ce sont les deux textes de George Oppen, traduits par Yves di Manno, qui nous happent, à la fois par leur douceur triste, la manière qu’ils ont d’évoquer un être démuni, trahi par le réel, seul. Le premier évoque le retour en France, dans un rêve, dans « une de ces villes industrielles en briques rouges aux portes / et aux fenêtres closes », d’une homme qui, après la guerre, ne retrouve pas une maison et que personne n’aide. Le second, « Mary », évoque également un rêve, envisagé dans le sens inverse, le grand écart du temps, la perte, l’inquiétude fondamentale.
ses longues mains tranquilles
parfois cela me semble
presque étrange il me semble
parfois que ces cinquante années ou presque
ont été un rêve j’entends parfois les autres
voix les voix
de mon enfance
et j’ai peur de me réveiller
Chacun est ému par des textes différents. Celui-ci, qui clôt le numéro de K.O.S.H.K.O.N.O.N.G., bouleversera certains. C’est pour des textes comme celui-ci qu’on édite et qu’on lit des revues de poésie.
Hugo Pradelle