Les colères vitales

Pour ce premier numéro imprimé par les jeunes et talentueuses Éditions Atonale, la revue Asameena célèbre les colères vitales.

 

« Colère, ghadab, rage, anger ». Comme la revue Papier machine, Asameena prend pour fil conducteur un mot. Ici, « c’est parce que nous avons été en colère ces deux dernières années, et parfois, nous avons perdu la trace de certaines colères vitales », précise l’équipe, un collectif maroco-tunisien qui porte depuis 2012 la revue en ligne, mais aussi des ateliers d’écriture, des lectures publiques et des rencontres. Les colères, ça se chante ! Une cheffe d’orchestre, Kaoutar  Chaqchaq, initiatrice de la version en ligne d’Asameena, une soliste percussion et image, Sofia Fahli, dont les projets en cours promettent aussi de belles discussions (voir ici) dans la « salle de spectacle » d’Atonale, Malek Lakhal, Myriam Amri, les compositrices, Ayla Mrabet en « métronome de correction et de relecture)… Parce qu’« il est intenable d’être en colère toutes seules », expliquent Kaoutar Chaqchaq et Malek Lkhal en édito. Dans ces temps « en marée basse », où il s’agit d’être attentif autant « à ce qui gronde » qu’« à ce qui reste », les autrices et auteurs de ce numéro font l’inventaire « dans [leurs] os », dans les furies partagées, dans la rage de l’impuissance (rubrique : « cent ans de seum »), de l’échec et dans les « petites mesquineries situées ». Avec joie.

 

 

Donc l’intime. Deuil, déceptions amoureuses, paranoïa, peur, vengeance, impuissance politique… On ne lit pas ici des « récits de colère lisses comme des lames », mais quelque chose d’arraché aux tripes, de grouillant, « de tangeant à la morale et à ses discours articulés, qui atteste seulement qu’il se passe quelque chose qui force la riposte. Bonne ou mauvaise, juste ou injuste. » Et ça fait du bien, car tout le numéro, quelle que soit la nature et la force des textes et des photos, parle de justice et de à qui incombent le rôle et le droit de mettre la limite. « Quoi, à mon âge, quoi ? » gueule Ayla Mrabet, imaginant (à peine) un dialogue entre générations. Kaoutar Chaqchaq, elle, peste contre les persistances perfides de l’orientalisme dans le maintien de rapports de force insidieux : « Les orientalistes ont donc changé, ils ont lu Edward Saïd. Ils sont conscients d’intervenir dans le terrain miné qu’ont légué les situations coloniales. Mais ils/elles ne veulent pas y réagir de façon trop littérale ». Mariam El Ajraoui propose un montage bouleversant de photos, glanées sur Facebook et Instagram, sur le festival de Cannes au moment même des funérailles de Shireen Abu Akleh attaquées par la police israélienne : « Je tremble de dégoût ». Et d’interpeler « toutes celles et ceux qui tremblent bien au chaud et bien loin mais qui tremblent pourtant ».

 

En bonus à ces textes pleins de force, un test « Êtes-vous moustachu ? », qui clôture l’hilarant « Casting de l’impuissance » (avec une moustache à découper…) et les inénarrables « Phrases qui restent » : « Vous êtes tunisienne ? C’est vrai que j’ai passé de belles vacances l’année dernière à Ouarzazat [Femme blanche, cadre dans une entreprise, Paris] » ou encore « Si tu n’avais pas ce léger accent, j’aurais pu croire que tu étais française [Homme blanc, normalien, Paris] » Heureusement qu’il y a l’humour…

 

Et vous, quelles sont vos colères ? Et vous lisez quoi ?

 

Kenza Sefrioui

éditrice de En toutes lettres

 

Lire aussi de la même auteure :

« Maroc : les artistes réinventent les revues » dans le n° 69 de La Revue des revues