Les « Grands Transparents » de Maurice Mourier

 

La revue Diasporiques publie dans une livraison sur deux un texte de la série des « Grands Transparents » de Maurice Mourier. Entreprise au long cours accueillie dans une publication qui ne traite pas de littérature au premier chef, c’est une aventure littéraire qu’on ne peut lire qu’en revue.

 

Portrait de Chateaubriand par Girodet, 1809 © Domaine public 

 

Maurice Mourier, homme de revues s’il en est – d’Esprit à En attendant Nadeau – a trouvé une sorte d’asile dans la revue Diasporiques. C’est qu’on lui laisse dans ces pages, un numéro sur deux, développer sa série des « Grands Transparents », sorte de déambulation intellectuelle et sentimentale dans une bibliothèque intérieure. Ces textes, autant remémorations biographiques, affirmation de la manière dont un goût pour des textes ou des affinités pour des auteurs se constituent, qu’études savantes de grande ampleur, offrent un exemple archétypique de quelque chose qui ne peut advenir qu’en revue.

 

Car où, ailleurs que dans les pages d’une revue, accueillerait-on ces longs développements inclassables ? Quel éditeur se risquerait à cet exercice à la fois parcellaire, subjectif ô combien, hétéroclite et pourtant cohérent ? Comment faire un livre de cette espèce singulière de constellation émouvante des lectures qui portent un être – en lui-même, au plus profond, et qui l’entrainent au-delà de sa stricte individualité ? On ne peut, ou on préfère ne pas, comme dirait l’autre. C’est une vertu qu’il faut reconnaître, plus que cela même saluer, à Diasporiques, revue sur la chose politique, qui défend un certain équilibre serein face aux enjeux du monde contemporain, que de publier ces textes de Maurice Mourier. Parce qu’ils détonent, parce qu’ils ne sont pas calibrés, parce qu’ils obéissent à une liberté critique, à un emportement du sentiment qui révèle les idées plutôt que le contraire, qui assume sa subjectivité et propose un parcours intérieur d’une ampleur considérable.

 

C’est que c’est aussi, hormis une affaire éditoriale, une histoire d’amitié. Et les revues sont bien souvent, presque toujours, nourries de sentiments forts, de convergences intellectuelles, éthiques, d’affinités diverses, de cheminements communs. Ceux qui lient Maurice Mourier à Philippe Lazar, animateur plus qu’énergique de la revue, remontent loin, à l’enfance. Le critique y a trouvé un refuge pour déployer une entreprise critique inimitable et rare, il y offre, à un rythme tout à fait impressionnant, ses lectures essentielles, il y décortique des corpus majeurs avec une érudition puissante tout en y instillant – car tout vient de là – la particularité de son œil. Ce sont des exercices savants que viennent travailler les hasards de l’existence, les désirs profonds qui trouvent des échos dans les livres, ceux qui comptent, qu’on porte avec soi toute sa vie.

 

 

 

Il y a eu – pour n’en citer que quelques-uns – Villon, Rabelais, La Fontaine, Hugo, Baudelaire, Verlaine, Carroll, Michaux, Prévert… Et c’est le tour ­– si bien qu’on s’étonnerait de ne l’avoir pas lu plus tôt – de l’un des immenses écrivains du XIXe siècle : Chateaubriand. On ne se complaira pas à imaginer les raisons qui font que l’on aura attendu si longtemps pour que le critique parle de lui, ce serait un peu vain, l’essentiel étant qu’on y est, enfin dirait-on par provocation. Enfin pas tout à fait… Si on ne glosera pas les raisons intimes qui ont reporté la plongée dans l’œuvre titanesque de Chateaubriand, dans une vie d’une épaisseur contradictoire, on peut proposer un angle de lecture de ce long texte critique : c’est que Mourier a quelque chose à dire de l’écrivain des Mémoires d’outre-tombe, qu’il adopte une focale très particulière pour le lire, se concentrant sur les commencements et de l’œuvre et de la vie d’un grand poète en prose. C’est qu’il lit chez Chateaubriand non pas une cohérence de l’œuvre mais une compilation de contradictions, qu’il y trouve une émotion fondamentale, un malaise avec l’existence, le réel qui rattache le mémorialiste, le politique, le chrétien, à une famille d’écrivains qui abordent aux thèmes qui le touchent au plus profond. La réalité qui dévie, la nature omniprésente, le bestiaire qui confine au symbole, la solitude absolue, le désarroi qu’il y a tout simplement à vivre, à dire la vie, à y revenir.

 

On lira ce texte comme un éloge total de « la liberté de penser ». Mais plutôt que de se complaire dans un portrait érudit de l’écrivain, Maurice Mourier revient sur les contradictions de Chateaubriand qu’il décrit comme un être profondément fracturé, fragile. Ce qui le passionne c’est « l’opacité », la « séduction » d’un être qui « ne ressemble à personne. Ni comme homme, ni comme écrivain. » Il en fait une sorte de raté merveilleux, fascinant, contradictoire. Il écrit ainsi : « Car cet avide du monde, car ce dévoreur de tous plaisirs, est presque un dépressif. » Portrait de l’écrivain face aux désordre du monde et de lui-même, autoportrait en creux, on peut y entendre tout à la fois. Mais surtout, avec ses « Grands Transparents », Maurice Mourier imagine un moyen critique de relier les lectures les unes avec les autres, de les faire frotter jusqu’à l’étincelle qui illumine l’espèce de chaos de nos bibliothèques intérieures et secrètes. Il assume de lire avec ses lunettes intimes, de confronter le savoir, l’encyclopédisme, avec le trouble intérieur de la lecture.

 

Ce n’est pas rien de lire une telle entreprise. Et il faut l’obstination curieuse des revues pour en avoir la possibilité. Le texte de Maurice Mourier, dans les pas de ceux de Chateaubriand, célèbre la liberté de penser et l’on pourra, en le lisant dans Diasporiques, se réjouir de la liberté de lire.

 

Hugo Pradelle