Niqui Causse, espace à part

Qu’est-ce que c’est que ça, Niqui Causse, deux numéros au compteur depuis janvier 2023, édités par Éric Pesty en collaboration avec les imprimeuses Célie Miloch et Évane Priou ? De toute évidence, c’est d’abord une forme : une feuille de grande taille (format A3) est pliée plusieurs fois pour, finalement, se présenter à la manière d’un courrier glissé dans une enveloppe. Au-delà de cet aspect tout en sobriété, plutôt atypique pour une revue et qui la rend immédiatement sympathique, Niqui Causse c’est surtout une force de phrases, comme on dirait force de frappe, canalisée en colonnes organisées par Luz Bénazet, lui-même écrivain. Force de la langue qui n’a rien à vendre. D’ailleurs il n’y a, en tête du numéro inaugural, ni grand blabla déclamatoire ni revendication flonflon. Si on veut cerner un peu mieux le contour du projet, il faut consulter le site de l’éditeur, où l’on nous dit que la revue entend contrecarrer tous ces « langages qui existent et nous laissent sans lieu. » Comprendre, sans doute, les langages formatés, le prêt-à-parler, et le conditionnement psychologique qu’ils supposent. Bref, on ne fait pas de publicité ici, pas de marketing non plus.

 

 

Voilà donc une revue qui se veut comme un espace d’expression à part, qui donne à entendre des voix qui (se) cherchent, s’éprouvent ; une revue pour faire à la fois lien et lieu, dans une liberté créative partagée, en dehors du « marché des langages », pour citer une apostille de quelques lignes glissée entre deux textes. Et ce qui nous plaît vraiment c’est la modestie affichée de ses moyens, à l’heure de si belles et autrement plus carrossées publications. Preuve que le minimalisme n’empêche pas l’efficacité, que c’est un véhicule qui en vaut bien un autre. Les uns et les autres – une dizaine de contributeurs par feuille – donnent donc libre cours et corps à des interventions entre prose et poésie, les genres étant ici poreux. On notera que parmi les participant(e)s, beaucoup sont des habitué(e)s des revues ; c’est le cas notamment de Lénaïg Cariou, Emilien Chesnot, Adrien Lafille ou Victoria Xardel, qui trouvent là un nouveau terrain de jeu. Il y a aussi d’inattendues redécouvertes, comme l’Italienne Patrizia Vicinelli (1943-1991), artiste caméléonne, ou l’Allemande Else Lasker-Schüler (1869-1945), dont l’œuvre poétique reste encore mal connue en France.

 

S’il ne fallait retenir que deux choses  dans les livraisons déjà parues ? Sans doute, dans le numéro 1, la contribution que signe Benjamin Zaragoza : son monologue d’un homme arrivé, semble-t-il, à un moment décisif de sa vie, nous a singulièrement marqué. Il y a, dans cette récapitulation d’une existence qui avance à tâtons, une justesse de ton pour dire le sens parfois introuvable d’une vie : « Toute ma vie, j’ai eu le sentiment d’être matraqué par ce qui m’arrivait. Par la vie en elle-même. Que je n’avais jamais fait un choix de vie mais des choix de survie. Aujourd’hui, ma lignée s’est éteinte, la vie m’appartient. Je ne sais pas quoi en faire. Dans quelle direction plonger. » Dans le numéro 2, traduit du suédois, c’est le texte de Bella Batistini, récit d’une incarcération donné comme une série de flashs flirtant avec le documentaire, qui frappe les esprits. Quant au choix de ce titre étrange, Niqui Causse, n’en cherchez pas le pourquoi, la signification… il n’y a pas d’autre raison que celle-ci : c’est un cri de ralliement qui sonne bien à l’oreille.

 

Anthony Dufraisse