Hommage au paillasson : Papier Machine n° 11

 

 

On pourrait emprunter à Obélix une de ses répliques favorites, l’acclimater à la situation, et dire, d’abord : « Ils sont fous, ces Belges ! » Il n’y a que Papier Machine, des bruxelloises éditions Bashibouzouk, pour consacrer un numéro au… paillasson.  « Une revue qui rendrait hommage au paillasson, ce serait incroyable », écrit l’humoriste François Morel dans son avant-propos. C’est incroyable, ça oui, et bien dans les cordes de ces messieurs-dames de Papier Machine qui sont du genre à prêter allégeance à l’Absurde (comme s’en revendique dans une note de bas de page – preuve qu’on lit vraiment tout, même les petits caractères – le tandem Valentine Bonomo et Lucie Combes dans un texte qui a la tête en bas, puisque consacré aux orteils* que peuvent picoter, façon exercice soft de fakir, les poils rêches d’un vieil essuie-pieds…). Ce Monsieur Loyal de luxe qu’est Morel résume bien l’enjeu du chouette machin qu’on tient entre les mains, fait de dessins et de digressions, de destins et de régressions : «  Le paillasson, symbole de tout ce qui est méprisé, dédaigné, négligé, emblème de tous ceux qu’on ne regarde pas, de tous ceux qui sont indispensables et pourtant dépréciés. Le paillasson, passage obligé entre l’extérieur et l’intérieur, allégorie de toutes nos contradictions, insigne d’un monde qui va mal. » Comme quoi, le paillasson en a sous le tapis, lui qui n’a l’air de rien. D’ailleurs, peut-on nourrir pour la chose un genre d’obsession inavouable ou de collectionnite aiguë ? Le duo Clarisse et Alain Huet répond par l’affirmative avec une représentation façon plan de maison, une vue du dessus donc, répertoriant en divers endroits de l’habitation la polyvalence presque transformiste de l’objet, tantôt en natte microfibre, tantôt en fibres de coco, ici en polypropylène antistatique, là en fer forgé et ailleurs encore en polyamide.

 

Pas d’obsession chez Adrien Giraud, mais une résistance passive, dans son histoire d’un dénommé Jean-Marc Groseille qui ne veut plus être piétiné par sa hiérarchie. Le récit de Paula Anacaona met en scène, lui, une femme des favelas, une mère en l’occurrence, qui toute sa vie ne sembla pas « se soucier d’être piétinée et esseulée », comme « priée de rester à la porte d’entrée » de son existence. Des femmes, on en voit également, et des batailleuses, des courageuses, dans le portfolio qu’Anna Fouqueré a réalisé sur le petit personnel, en grève, d’un hôtel de banlieue parisienne. On y voit des femmes de chambre se mobiliser pour obtenir de meilleures conditions de travail ; festive, la mobilisation laisse derrière elle cotillons et confettis sur un grand paillasson rond comme il y en a souvent au sol des portes-tambour, à l’entrée de ce type d’établissement. Issue des Beaux-Arts, Lena Hilton fait quant à elle parler les carpettes d’une fort habile manière, dans une approche (typo)graphique ; preuve, si besoin était, que les paillassons savent dire autre chose que « bienvenue ». Dans le texte sensible de Marine Delpierre, succession de rencontres, le paillasson nous fait entrer dans un autre monde, celui de la malvoyance, parfois, même, du noir total ; il y est question d’une aide à domicile chez des personnes affligées de basse vision ou complètement aveugles. Dans ces pages, les paillassons font fonction d’invisibles transitions vers des univers mentaux sans lumière mais pas sans mystère ; certains parlent un anglais rudimentaire (le fameux « Welcome »), d’autres, qui ont la fibre artistique, reproduisent des tableaux de Paul Klee.

 

La contribution la plus subtilement intellectualisée de cette livraison est sans nul doute celle du géographe Olivier Lazzarotti, qui décrit comment le Monde aime à se déposer sur un paillasson, à travers ce geste en apparence si banal de semelles que l’on frotte énergiquement contre ce rectangle pelucheux. S’accomplit là comme un « rite de purification », riche de signification selon lui : « Ce lieu du rien au sommet de tout, vide si bien empli par tous les jours des jours, conserve, immobilisant les mobilités, les archives d’une fabuleuse géographie ». Les archives d’une fabuleuse géographie ; c’est bien joliment dit et cela nous bouleverserait presque. Achevons ce compte rendu paillassé avec un dernier binôme, Mathilde Maillard et Samuel Trenquier, adeptes de la trop méconnue « paillassologie ». Quèsaco ? On les cite in extenso : « Un paillasson qui reste trop longtemps seul au même endroit s’ennuie. Organisez une réunion de paillassons lors d’une soirée entre voisin.es. Vous pouvez également aller échanger votre paillasson contre celui d’un.e voisin.e. Votre paillasson sentira le poids d’autres chaussures, d’autres gens, et s’aérera l’esprit par de nouveaux massages plantaires. Pendant son absence, prenez conscience de combien il vous manque ». La paillassologie, au fond, c’est un peu comme la papier-machinologie : l’art de dépayser nos habitudes.

 

 

Anthony Dufraisse

 

 

* Des orteils, il en est également question, à un moment, dans le texte de Richard Gaitet. Et aussi d’un paillasson marron racorni dans un ascenseur de Little Italy