Quartette #21

« Homme, bibliothèque » © CC By 00/Pixnio

 

Books pride –

 

« Il faut mettre du livre partout », proclame la Ministre de la culture ». Au même moment, le SNE consacrait les Assises de l’édition au « Pouvoir des livres ». Face aux multiples difficultés que nous traversons, le livre s’impose en effet comme un outil indépassable – et à préserver. Les bibliothèques demeurent un refuge, un lieu de savoir, de joie et de grâce. Publiques ou privées, elles appartiennent au bien commun. Il en existe de nombreux types, de la bibliothèque municipale à la bibliothèque nationale, de la bibliothèque d’entreprise à celle de village. Grâce au volontarisme des pouvoirs publics, on en trouve partout sur le territoire. C’est un motif de fierté nationale. Avec 15 500 établissements à travers la France, les bibliothèques constituent d’après le ministère de la culture le « premier équipement culturel de proximité du pays ». Elles « garantissent un accès égal à la culture, à l’éducation et à l’information à tous les citoyens, notamment dans les territoires ruraux ».

 

En un temps de soubresauts géopolitiques et de mutations du livre et de la lecture, des inquiétudes se lèvent sur les menaces pesant sur ces lieux de vie, de savoir et de découverte. En Ukraine, 131 bibliothèques ont été complètement détruites par l’armée russe et 746 ont subi des dommages nécessitant des réparations importantes. Le 24 septembre dernier l’ABF (Association des bibliothécaires de France) alertait sur les « destructions totales ou partielles des bâtiments et des collections » des bibliothèques à Gaza et en Cisjordanie.

 

Comme l’écrit Olivia Gesbert, la rédactrice en chef de la Nouvelle Revue française : il faut souvent que les bibliothèques brûlent « pour que leurs valeurs matérielles et leurs beautés immatérielles se rappellent à nous ». Le nouveau numéro de la vénérable et réinventée revue des éditions Gallimard consacre un formidable dossier « Bibliothèques : un idéal menacé ? » : lecture indispensable pour qui s’intéresse au présent et à l’avenir de ces petites utopies concrètes. Illustré par des dessins de François Schuitten, la publication se fait en association avec l’ONG Bibliothèques sans frontières.

 

 

 

Le grand bannissement –

 

Dès le retour de Donald Trump, les bibliothèques américaines ont été mises en péril : coupes budgétaires massives, suppression de l’agence fédérale, l’Institute of Museum and Library Services (IMLS)… Au-delà, s’est mise en place une véritable épuration des bibliothèques, un immense et stupéfiant bannissement. Dans son article du dossier de la NRF, « La censure des livres et le trumpisme », Robert Darnton analyse ce nouvel épisode de l’histoire de la censure :  autodafés, interdictions, condamnations de bibliothécaires, poursuites de libraires… Cette cancel culture-là cherche par exemple à effacer tout ouvrage parlant de sexualités non hétérosexuelles. Le grand historien du livre indique quelques chiffres qui donnent une idée de l’ambiance chez tonton Sam : en 2013, on dénombrait 229 demandes de bannissement de 193 titres des bibliothèque publiques et scolaires. Dix ans plus tard, 1247 demandes visaient 4240 titres… La résistance citoyenne s’organise : des books clubs se multiplient et en septembre a eu lieu la Banned books week… On y lit en particulier un auteur banni dans certains États américains : un certain George Orwell. Isabelle Jarry revient en détail sur l’exemple de l’auteur de 1984.

 

 

Rêves et cauchemars dans la bibliothèque –

 

La bibliothèque, paradis muni d’un enfer, entretient il est vrai depuis toujours d’étroits rapports avec le pouvoir. William Marx, qui vient de publier Libraries of the Mind (Princeton University press, 2025, version française à paraître chez Minuit) nous plonge dans le « Mystère Ovide ». Bien que censurée, proscrite par l’Empereur, l’œuvre du poète exilé a survécu – bannie des bibliothèques et des archives publiques, elle trouva refuge chez les particuliers. Ainsi, est-il resté en bibliothèque tout en demeurant éternellement banni, réduit à l’impuissance triste, démontrant par là même la toute-puissance de la condamnation de l’Empereur. Dans sa courte contribution Vanessa Senarclens (autrice de La Bibliothèque retrouvée) évoque la trace des « pertes de guerre » dans les bibliothèques, rappelant par exemple que 78 % de la bibliothèque nationale de Varsovie avait été détruite sous l’occupation allemande. À toute personne qui s’interroge sur l’utilité de garder des livres, ce rappel ne saurait être inutile.

 

On leur conseillera aussi de lire « Manger la bibliothèque », la fable sarcastique imaginée par Cyrille Martinez. Nous n’en dévoilerons rien ici :  procurez-vous ce numéro pour découvrir l’innovation majeure que présente la BPA, bio-bibliothèque d’un genre nouveau… Julien Brocard rêve de son côté de Babel et de la « Bibliothèque des livres qui n’ont jamais été écrits » dont il montre qu’elle ne constitue pas une bibliothèque idéale.

Les bibliothèques restent des hâvres, des utopies, des lieux rêvés. « J’ai toujours imaginé le paradis comme une sorte de bibliothèque », écrivait Borges. La NRF n’a pas manqué d’inviter Alberto Manguel, écrivain, directeur de la Bibliothèque nationale argentine qui dans sa jeunesse prêta ses yeux à Borges devenu aveugle. Son article « La bibliothèque comme micro- et macrocosme » met en garde tous les bannisseurs et destructeurs de livres : « Librairie ou bibliothèque, l’agression d’un lieu qui abrite des livres est un crime contre l’humanité ».

 

Stadtbibliothek Stuttgart © CC BY 2.0/Thomas Leuthard/Flickr

 

Pour une histoire culturelle des bibliothèques –

 

Terminant cette recension du numéro de la NRF, j’ai appris la mise en ligne imminente d’un dossier thématique de la Revue d’histoire culturelle consacré à l’histoire culturelle des bibliothèques. Coordonné par Catherine Bertho-Lavenir, Benjamin Caraco et Élise Lehoux, il approche la bibliothèque comme « un objet cohérent qui s’inscrit au croisement de l’histoire des sociétés, des savoirs, des imaginaires, des politiques et des pratiques culturelles ». Le dossier l’étudie comme un « instrument de contrôle, en particulier en lien avec l’avènement des États-nations, la construction des empires coloniaux ou la mise en place des régimes totalitaires ». La bibliothèque constitue aussi « un contre-pouvoir », une « source d’inspiration esthétique et d’émotions », une pratique publique et privée d’une grande diversité. Pour découvrir ce que l’histoire culturelle fait aux bibliothèques, rendez-vous le 15 décembre sur le site de la revue en ligne publiée par l’Association pour le développement de l’histoire culturelle.

 

 

François Bordes

 

Photo de Une : Stadtbibliothek Stuttgart (détail) © CC BY 2.0/Thomas Leuthard/Flickr

 

 

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