Quartette #5

 

Les enfants des Nuisances

 

Il paraît que les revues n’ont qu’une faible influence. De 1984 à 1992, Jaime Semprùn anima avec une poignée d’amis la revue L’Encyclopédie des nuisances. Devenue maison d’édition, ils publièrent les textes de René Riesel sur l’agriculture transgénique, L’Âge de l’ersatz de William Morris, La Vie sur terre de Baudoin de Bodinat ou le si actuel Catastrophisme, administration du désastre et soumission durable.

 

Le 30 avril dernier, huit jeunes gens modernes, fraîchement diplômés d’AgroParis Tech, ont, volontairement ou non, rendu hommage aux analyses des Nuisances en appelant leurs camarades de promotion à déserter les « jobs destructeurs » de l’agrobusiness.

 

Basta! vient de mettre en ligne leur déclaration: https://bit.ly/38mtMMH

 

Leurs projets : travail manuel, apiculture, agriculture collective & vivrière, lutte contre « l’accaparement et la bétonisation des terres agricoles”, et contre le nucléaire… »

 

Ces huit jeunes gens modernes furent acclamés et applaudis.

 

 

 

Des ronds dans l’eau

 

Cabu nous manque. Une rétrospective lui est consacrée à Toulouse. On songe aux mutations qu’il aurait pu faire subir à son personnage du Beauf. Celui-ci avait dans sa discothèque les 33 tours puis les CD de sa vedette attitrée, son chantre, son idole : Michel Sardou. Solène Brun et Claire Cosquer viennent de consacrer un long article dans le dernier numéro de la Revue du Crieur (no 20) à ce monstre sacré de la variétoche. Drôle d’idée, à première vue, tant le sujet paraît rebattu. Et puis, comme disait un personnage de Reiser : « si vous n’aimez pas les majorettes n’en dégoûtez pas les autres ». Mais voilà, sa constante popularité a incité les autrices à lire ses deux volumes de mémoires, à étudier les thèmes et les paroles de ses chansons et l’histoire de leur réception, souvent agitée. Le portrait qui s’en dégage vaut le détour et rappelle par exemple les protestations contre ses rengaines en faveur de la peine de mort ou sur les femmes des années quatre-vingt (réactualisé en 2010). Au volant de sa Simca, le coq du village écoutait ça à fond sur son auto-radio. Toute une époque : les nostalgiques sont légions. La revue Schnock en a fait avec humour son cœur de métier.  Depuis la reprise d’un de ses tubes par Louane, Sardou  le ringard a ressuscité. Une comédie musicale lui est dédiée, il chante en duo avec DJ Snake. Air du temps.

 

Jean-Pierre Kalfon – (Revue du MAUSS)

 

La chanson est une source inépuisable de réflexion et d’émotion. Il est toujours passionnant de voir ses liens avec la sociologie et la politique. L’itinéraire d’un Francis Lalanne aurait d’ailleurs de quoi nourrir une autre enquête à charge. Mais finalement, on regrette un peu que le Crieur ne s’intéresse pas aussi, parallèlement, à des figures oubliées de la chanson française – comme  par exemple  le « punk préhistorique » Jean-Pierre Kalfon dont Michelle Campari et Pierre Sojdrug de Pop Superette Records racontent la genèse dans le dernier numéro de La Revue du MAUSS (éd. Le Bord de l’eau, no 59, printemps 2022). Plutôt que Sardou, on se prend à rêver aussi d’un long article sur Pierre Barouh, récemment disparu dans une quasi indifférence confinant à l’injustice.

 

 

Galerie des glaces

 

La Revue des deux mondes (avril 2022) salue la mémoire de grandes figures dont le commerce peut s’avérer bien utile par les temps qui courent.  Il n’est jamais inutile en effet de lire ou relire quelques pages du duc de Saint-Simon ; ses Mémoires donnent la plus juste description (crue, directe, moins elliptiques que les moralistes) de la vie quotidienne à la cour du roi absolu. Le dossier que lui consacre la revue s’accompagne d’une suite de fragments judicieusement choisis. Céline Laurens revient sur un oublié de la littérature, André de Richaud. Son article très riche retrace l’itinéraire de cet auteur dont l’œuvre brûle d’un feu secret. Non moins enflammés, le visage et les mots de Bernanos, l’homme des Grands cimetières sous la lune. Son biographe, François Angelier, salue sa « colère salubre, tonique et artérielle ». La Revue des deux mondes publie aussi un très bel article de Pascal Ory sur Jean Moulin; l’historien y revient en particulier sur les circonstances de la tentative de suicide du préfet de la République qui refusa de plier face aux nazis.

 

 

Memorial

 

La dissolution de l’association Memorial le 28 décembre 2021 restera comme l’un des signes avant-coureurs de la guerre déclenchée par le régime de Vladimir Poutine contre la république ukrainienne.

 

Dans Esprit (avril 2022), Nicolas Werth dresse une synthèse des travaux menés par Memorial : enquêtes, publications, recherches, découvertes de charniers, recensements des victimes des grandes purges staliniennes. L’article explique aussi comment le régime de Vladimir Poutine a, pas à pas, criminalisé la recherche historique et marginalisé l’association avant d’aboutir à sa dissolution, confirmée en appel le 28 février 2022. Une bonne part des bases de données et des archives rassemblées par leur patient travail a pu en partie être numérisée, transmise et sécurisée. L’association française poursuit et relaie le travail de Memorial tandis qu’en Russie, l’historien Iouri Dmitriev, après cinq ans de détention préventive, a été condamné à 15 ans de détention en colonie pénitentiaire à « régime sévère ». L’Association Mémorial-France relaie et poursuit le travail lancé durant la Perestroïka sous les auspices d’Andreï Sakharov.

 

 

Ce même dossier d’Esprit publie un entretien avec le philosophe Constantin Segov, directeur du Centre européen de l’Université de Kiev – où il résiste, avec son fils. Leur combat consiste à témoigner du vrai, à « sortir les informations du pays » et à raconter, à témoigner de ce qu’ils vivent…

 

Livres Hebdo brosse dans son numéro de mai un tableau du monde du livre face à la guerre en Ukraine. L’impact est dévastateur : saccage de la bibliothèque scientifique de Karhov fondée en 1830, destruction ou endommagement de huit autres bibliothèques, attaque de plus de cent sites culturels, destruction de livres, imprimeries ukrainiennes à l’arrêt… Les initiatives et les soutiens sont nombreux (Grasset vient de publier Pour l’Ukraine de Volodomyr Zelensky, Hachette Livre s’est associé à Bibliothèque sans frontières…). Le dossier n’oublie pas de signaler l’engagement contre la guerre de Globe, la célèbre librairie russe de Paris et la situation difficile des éditeurs russes confrontés aux nouvelles lois liberticides dont Novaïa Gazeta a fini par être victime. Non, vraiment, la dissolution de Memorial International n’annonçait rien de bon de ce côté de l’Europe.

 

François Bordes

 

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