Quartette #6

 

Comment lire (une revue) ?

 

Pourquoi, nous le savons un peu. Comment, ce n’est pas si certain. Plus que le livre, la revue se prête à différents types et à différentes vitesses de lecture. Les plus pressés peuvent recourir aux méthodes recommandées par Alexis Vildier, champion de France de lecture rapide. Comme le journal, la revue est conçue pour être survolée – libre au lecteur de fondre ensuite sur le texte qu’il parcourra, traversera ou lira de façon lente et approfondie.  Dans les transports, en bibliothèque, dans sa chaise-longue ou à la terrasse d’un café, chacun & chacune utilise en toute liberté et à volonté les différentes possibilités de la boîte à vitesse de lecture des revues. Le numérique a transformé, démultiplié et fragmenté les modes de lecture.

 

Celle-ci demeure une expérience inouïe, inventive et/ou machinale, profonde et légère, simple et complexe comme tout ce qui est vivant. Dans Pouvoirs de la lecture. De Platon au livre électronique (La Découverte, « Terrains philosophiques »), l’essai philosophique indispensable de cette rentrée, Peter Szendy redéploie la question qu’Heidegger avait posée dans un court texte paru en 1954 dans une revue de pédagogie : « qu’appelle-t-on lire? ». Mais il le fait avec cet art du staccato et de la fugue qui n’appartient qu’à lui.

 

S’adressant directement à la personne qui lit (et lit en nous), il part de l’expérience physique, corporelle, de la lecture et trace un sentier dans la forêt du lire. On la sait giboyeuse, touffue, obscure et semée de clairières. Les champions de lecture rapide se reporteront directement aux balises des pages 182-183 pour un relevé des étapes principales étapes du voyage. Celui-ci est éblouissant, profond, musical, dansant et joyeux (les livres de Szendy ont cette qualité bien rare en philosophie). Poursuivant les fulgurances de Benjamin, Certeau et Derrida, Szendy convoque L’homme au sable d’Hoffman, Socrate, Platon, Sade, Calvino, Hobbes, Krasznahorkai. Mais ici le commentaire de cette chronique trouve sa limite et sa vérité : il faudrait un livre entier, ou un épais dossier de revue pour rendre compte de tous les chemins ouverts par ce livre.

 

 

Batailler

 

Dans le numéro qu’Europe, sous la coordination de Stéphane Massonnet, consacre au centenaire de Georges Bataille, Michel Surya analyse les postérités paradoxales de l’auteur du Coupable. Les revues, souligne-t-il, ont joué un rôle déterminant dans le travail de reconnaissance et de (re)découverte d’une œuvre prétendue maudite, heureusement défendue par Pauvert puis par Gallimard. Tel Quel, L’Arc, L’Éphémère, Gramma, Textures, étaient bien différentes mais toutes rendirent hommage à Bataille, établirent sa souveraineté, s’accordant à transmettre l’œuvre intempestive de celui qui fut à la fois bibliothécaire, archiviste, philosophe, revuiste, romancier, poète. Surya souligne ici le rôle essentiel de Bernard Noël qui révéla, dans ses préfaces comme dans sa conception et sa pratique du poème, ce que Bataille a fait à la poésie : celle-ci « ne pourrait plus être la même » après lui.

 

N’en va-t-il pas de même pour les revues dont Bataille fut – avec Documents, La Critique sociale, Acéphale ou Critique – un immense inventeur et praticien ?

 

Commencer

 

Aube, promesse, rêve, défi, la revue est au commencement de bien des aventures intellectuelles, littéraires et artistiques. Le nouveau récit autobiographique de Catherine Millet, Commencements (Flammarion) le montre avec une très grande finesse. La directrice d’art press se penche ici sur cette « période si brève dans la vie » prise entre l’enfance et l’âge adulte, lorsque l’adolescente se libère du poids familial et débute sa vie intellectuelle, créative, amoureuse et sexuelle. Et tout commence par une rencontre, celle de quatre garçons fomentant une revue poétique dans un café. Ces lycéens, élèves de Pierre Morhange, se nomment Daniel (Templon), Patrick, Daniel (Abadie) et Jean (Frémon). Leur revue : Strophes. L’aventure commence, la possibilité du rêve.

 

 

Quelques années plus tard, c’est aux Lettres françaises que Catherine Millet commence son œuvre de critique d’art. Elle a vingt ans. En reprenant pour ce livre sa collection de la revue, elle retrace une époque effervescente, entre 1968 et 1972, « avènement des autodidactes qui ne doutaient pas que le monde leur appartînt ». Les revues jouent leur rôle de centrales thermodynamiques et l’on croise ainsi Art-language, Opus international, Flash art, VH101, L’Art vivant, Peinture. Cahiers théoriques et, bien sûr Tel quel.

 

Tandis qu’art press fêtera bientôt les cinquante ans de sa création, Catherine Millet évoque ses débuts sous le signe du hasard et de l’amour, du sexe, de l’écriture et de l’art – des revues et des rêves.

 

Traverser

Dans les pages de revues confidentielles, certains auront pu lire quelques-unes des notes prises au jour le jour par Jacques Lèbre, ce passeur considérable. Sa poésie comme ses chroniques sont des sources vives de sensibilité et de savoir. Du choix paru en revue et des pages encloses dans ses carnets, il vient de former un recueil de toute beauté. À bientôt (Isolato, 2022) est une promenade où l’auteur évoque parfois les revues de poésie en les comparant à des « constellations dont les étoiles brillent plus ou moins ». Profonde remarque qui délimite d’ailleurs l’espace de certaines revues ouvertes à des voix mineures, inconnues, étrangères au sérail, dans l’espoir de trouver du nouveau et dans la conviction que chacune et chacun peut prendre part au jeu.

Lèbre offre aussi cette réflexion sur les revues (et pas seulement de poésie), réflexion juste et profonde qu’il suffira ici de recopier (en plaçant ces quartettes sous le signe de cette promesse) :

« Les revues aident parfois à traverser ce no man’s land entre deux ouvrages ; elles qui ne peuvent se lire comme un livre alors qu’il semble toujours qu’elles en soient à la fois le projet et le manque. »

François Bordes

 

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