Quartette #8

 

 

Adieux –

 

En ce début d’automne déréglé, le « peuple des livres » et celui des revues vient de perdre deux veilleurs, deux éveilleurs, deux camarades, deux amis.

 

Patrick Kéchichian est mort brutalement dans la nuit du 18 octobre. Longtemps critique littéraire au Monde puis à La Croix, son nom sonnait comme un sésame pour se diriger dans la forêt littérature ; ses mots résonnaient comme des signes de feu et d’incandescence.  En feuilletant chaque mois La Revue des deux mondes où il écrivait désormais,  je filais droit à sa chronique, toujours juste et nuancée, toujours fidèle au temps profond de l’écriture.

 

 

Une poignée de jours plus tard, nous apprenions la mort de Maurice Olender, l’immense éditeur et historien  des religions dont la collection « La bibliothèque du XXIe siècle » constitue un palais idéal des idées et des livres. Avec Le Genre humain, Maurice Olender fut aussi un actif revuiste. Pour les les quarante ans de sa revue, lors du 31e Salon de la Revue, invité d’une « Carte blanche Diacritik », il avait évoqué avec passion cette aventure éditoriale hors du commun. Il y développait en particulier sa conception de la revue comme espace démocratique et collaboratif.

 

Pour se faire une idée de l’ampleur du travail accompli par Le Genre humain, la totalité  des sommaires est en ligne sur le site de la Librairie du XXIe siècle.

 

L’entretien avec Johan Faerber est à retrouver ici.

 

 

Décryptage –

 

Le dernier numéro de la Revue du crieur ausculte les « angles morts de la guerre d’Ukraine ». François Bonnet y propose une analyse tout à fait convaincante de la face cachée du discours néo-impérial poutiniste. La guerre et la radicalisation idéologique masqueraient la crise d’un système criminel et mafieux soucieux de se survivre et de transmettre les manettes de sa domination à une « génération 2 ». Décryptant les mécanismes de corruption, il décrit le groupe d’une trentaine d’hommes entourant Vladimir Poutine. Pour la plupart anciens collègues du KGB ou de la mairie de Saint Petersbourg, ils constituent le noyau de son pouvoir et, plus que l’avenir de la nation russe, il sont tous préoccupés par les questions « de l’immunité et de la transmission ». Les places ont ainsi commencé à être distribuées aux fils de la « famille » poutiniste. Plus qu’une guerre d’offensive idéologique, la guerre contre l’Ukraine serait ainsi une course en avant, le « dernier moyen dont dispose le système criminel construit avec et autour de Poutine ». L’analyse de François Bonnet rappelle des interprétations proche de celles développées à l’époque de Brejnev et de la gérontocratie soviétique. Pour réfléchir à cette concordance des temps, on relira avec le plus vif intérêt L’URSS survivra-t-elle en 1984 ? d’Andreï Amalrik. En 1970, l’historien et dissident (mort en 1982 dans un accident resté suspect) analysait l’idéologie régnante au sommet du régime prétendu soviétique comme une « idéologie de sauvegarde », expression d’un « instinct d’autoconservation » de la caste au pouvoir. Dans son essai retentissant, il posait ces questions particulièrement actuelles : « Pour quelle raison toute décrépitude intérieure va-t-elle de pair avec des ambitions excessives en politique étrangère ? […] Peut-être le besoin, commandé par les objectifs de politique intérieure, d’avoir un ennemi extérieur, créé-t-il une telle force d’inertie qu’il est impossible de s’arrêter – cela d’autant plus que tout régime totalitaire tombe en décrépitude sans s’en apercevoir ? »

 

Paru en U.R.S.S. sous le manteau et traduit en français par Michel Tatu en 1970 chez Fayard avec une préface d’Alain Besançon, L’Urss survivra-t-elle en 1984 ? est désormais introuvable en librairie et beaucoup de bibliothèques publiques ne l’ont plus en rayon…

 

 

 

Désherbages –

 

Dans son numéro de novembre, Le Monde diplomatique publie un article d’Éric Dussert dénonçant les dangers d’une extension du domaine du désherbage. Ce terme horticole consiste en bibliothéconomie à « retirer des rayonnages en magasin ou en libre-accès les documents qui ne peuvent plus être proposés au public. On parle également d’élimination, d’élagage, de retrait des documents, ou de révision, de réévaluation, de requalification des collections » (Source : https://www.enssib.fr/bibliotheque-numerique/documents/1735-desherber-en-bibliotheque.pdf). L’écrivain bibliophile et bibliophage pointe en particulier les logiques mercantiles et utilitaristes menant à favoriser, voire accélérer, la destruction et la vente de livres acquis par les bibliothèques publiques. Le taux d’emprunt d’un livre risque ainsi de prévaloir sur la mission culturelle des bibliothèques publiques…

 

Les collections de périodiques ne seraient-elles pas les premières concernées par l’augmentation des désherbages provoqués par la mutation numérique et les transformations de l’aménagement des bibliothèques ? Le constat n’est pas nouveau et date d’avant le développement des bouquets numériques. Les CD-roms contenant l’ensemble des numéros permettaient aux médiathèques municipales de libérer de la place, d’accueillir d’autres types d’ouvrages, tout en maintenant la possibilité de consulter des collections anciennes. Cette évolution, qui ne fait pas forcément rimer désherbage et décervelage, rend encore plus importante la mission des bibliothèques patrimoniales et de recherche.

 

Parallèlement, le phénomène n’interroge-t-il pas aussi la place des revues dans les médiathèques et bibliothèques de lectures publiques ? La question du désherbage revient finalement à celle du choix et des politiques d’acquisition – mais aussi à celle de la valorisation des modes et des lieux de lecture. On a su inventer de formidables lieux de lecture pour les enfants, ici ou là se sont créés de nouveaux espaces, y compris pour les périodiques. Il existe ainsi des médiathèques où il est possible de faire le plein de BD, de mangas, de livres pratiques, de catalogues d’exposition ou d’essais socio-politiques. Dans une autre, un bel espace a été aménagé où feuilleter XXI, Amerika, artpress, La Déferlante, Esprit, Europe, Lire, Le Matricule des anges, La Revue des deux mondes, la Revue du crieur  ou Usbek & Rica. Les fauteuils roses y sont confortables et profonds. Bien sûr, on serait heureux d’y trouver aussi La Barque dans l’arbre, COCKPIT, Critique, Lignes ou Rehauts, mais respectons le choix des bibliothécaires qui savent l’immensité du domaine (la riche rubrique « dans les revues » du Monde Diplomatique en donne tous les mois un bon aperçu). Au rez-de-chaussée de ces biblis se trouve parfois un petit jardin. Il n’est pas envahi par les mauvaises herbes, il n’est pas bétonné non plus. Juste bien entretenu par de bons jardiniers.

 

 

Quilombo a vingt ans –

 

Comme les bibliothèques, les librairies sont indispensables et on ne célèbrera jamais assez leur importance essentielle dans la vie sociale, la vie des idées et de la création. À l’entour à Nasbinals, La Galerne au Havre, La vie devant soi à Nantes, Les petits papiers à Auch, Descours à Lyon, Les Bateliers à Strasbourg… À Paris, dans la discrète rue Voltaire, la librairie Quilombo propose un ébouriffant choix de livres sur « les luttes sociales, le mouvement révolutionnaire, l’anarchisme, l’antifascisme, le féminisme.. ». On y privilégie les éditeurs engagés et indépendants, ainsi que nombre de revues, « journaux et fanzines politiques, militants et de contre-culture ».

 

Régulièrement, la librairie publie un journal, La Feuille de Quilombo, création collective très réussie n’existant qu’en version papier. Elle donne une idée de la richesse des choix et la diversité des goûts des animateurs de ce lieu où souffle l’esprit de Panaït Istrati.

 

Du 16 au 19 novembre 2022, la libraire organise un véritable petit festival pour fêter ses vingt ans. Des rencontres autour d’Élisée Reclus, de Guy Debord, de la technocritique, du numérique à l’école se succèderont, puis, après le lancement du deuxième numéro de Brasero, les festivités se poursuivront en musiques tsiganes et balkaniques.

 

On trouve le programme ici.

 

François Bordes

 

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