R de revues : B comme Big Brother

 

Avez-vous connu R de Réel, merveilleuse revue proposée par Raphaël Meltz et Lætitia Bianchi, avant Le Tigre ?
Elle proposait un programme alphabétique qu’elle a tenu au gré de 24 numéros.
Vingt ans plus tard, l’ami François Bordes se propose un tel programme appliqué aux revues dont il extraira, dans les semaines, les mois qui viennent un thème, un mot, une notion… pour contrer les confinements intellectuels.

Deuxième livraison, avec la lettre B et la revue Critique

 

Statue of George Orwell outside Broadcasting House in London © CC BY 2.0 DEED/Ben Sutherland/WikimediaCommons

 

Grâce au remarquable travail de Philippe Jaworski, Orwell rejoint sa juste place, aux côtés de Conrad, Dickens et Swift, dans la catégorie littérature anglaise de la Bibliothèque de La Pléiade [1]. On discutera naturellement des différentes traductions de Mil neuf cent quatre-vingt-quatre, d’autant que paraît en janvier 2021 aux éditions Agone la traduction de Celia Izoard. Dans le dossier que La Revue des deux mondes vient de consacrer à Orwell, Frédéric Verger fait le point sur ces récentes traductions du roman d’Orwell et les discussions qui les ont suivies [2]. L’une des originalités de la traduction de Jaworski est d’avoir choisi d’abandonner « Big brother » pour « Grand frère ». Ce choix radical peut surprendre, il est pourtant d’une grande intelligence stylistique, intellectuelle et politique car il redonne à « Big Brother » son poids de chair et son oppressante réalité.

 

L’expression Big Brother ainsi mise à distance, on retrouvera toute la force du texte orwellien et du signifiant « Grand frère ». Nous en avons toujours besoin, même si Big Brother a vieilli et que ses télécrans paraissent bien obsolètes. Dépassé Big Brother ? Dans un essai remarqué, Bernard E. Harcourt avance même cette idée : « Nous vivons aujourd’hui dans un monde qui a corrigé l’erreur de Big Brother [3] ». Dans La Société d’exposition, il analyse comment les technologies numériques permettent une surveillance généralisée en exploitant « notre désir illimité d’accéder à tout, tout le temps et sans attendre ». L’autoroute de cette servitude numérique volontaire mène droit à « l’éclipse de l’humanisme » et à une société sécuritaire, voire une « institution totalitaire ». Contre ce danger, Harcourt appelle à la « résistance numérique » et à la « désobéissance politique ». Dans les pages consacrées au Grand frère de Mil neuf cent quatre-vingt quatre, il évoque l’impressionnant retour du roman d’Orwell au moment des révélations d’Edward Snowden (6.000% d’augmentation des ventes en juin 2013). Pourtant, d’après lui, si Orwell a génialement décrit la société de surveillance, sa prophétie n’a pas anticipé ce moteur profond qu’est le désir. La société d’exposition, en incitant à l’exhiber plutôt qu’à le réprimer, en fait son moteur principal d’auto-aliénation. À la minute de la haine orwellienne, il oppose les « likes » et les manifestations d’amour et de bienveillance des followers. Pour Harcourt, « la plus grande erreur d’Orwell » est de ne pas avoir vu qu’il était « plus facile de discipliner les hommes et les femmes au moyen de leurs passions » plutôt que par la répression et la destruction du self. Si les analyses développées dans l’ouvrage restent très stimulantes, Harcourt néglige le fait que les individus terrorisés de Mil neuf cent quatre-vingt quatre likent Big brother. La minute de la haine s’accompagne de l’adoration du visage du Grand Frère, le visage qui rassure et apaise. Les contemporains de Winston Smith sont à la fois des haters et des likers, forcés à être des followersde Big Brother – qui les surveille. Winston est un dissident et un déviant car il hait le Grand frère – que, seule, à la fin, une lobotomie lui permettra d’aimer. Il est certain que, comme l’écrit bizarrement l’auteur, Orwell, « n’a pas saisi l’essence du numérique » (en 1949, c’était une gageure), mais cela rend-il obsolète la figure du Grand frère ? Il est aussi fort probable que nombre de nos contemporains éprouvent bel et bien, à l’instar jadis de Milan Simecka [4], le sentiment de vivre « dans la morosité du monde orwellien » – ce qui serait une autre explication du succès persistant du roman de l’écrivain anglais.

 

Essai critique important, La Société d’exposition incite à penser la condition humaine à l’âge numérique. Il y a deux ans, à l’aune de l’élection de Donald Trump, l’auteur a prolongé sa réflexion dans un ouvrage intitulé The Counterrevolution. How our Governement went to war against its Own Citizens (New York basic books, 2018). Dans la revue Critique, Thibault Le Texier consacre aux deux ouvrages un article très critique et approfondi [5]. Dans une analyse serrée et sévère, il traque les « angles morts » du livre et regrette une absence de prise en considération des travaux sociologiques. Tout en reconnaissant la « critique salutaire » des « schémas courants de description du pouvoir », Le Texier reproche à Harcourt de juxtaposer des exemples et des arguments sans les relier. Son livre ne déboucherait ainsi « sur aucune théorie générale des régimes de pouvoir ». Il pousse le fer jusqu’à déceler un penchant pour la théorie du complot, « assumée » dans l’ouvrage de 2018…

 

Quoi qu’on en pense, le livre d’Harcourt est indispensable à la réflexion sur notre époque digitale et violente. Et c’est une bonne nouvelle de voir, après Lefort et Rorty, la philosophie politique se ressaisir d’Orwell pour interroger les nouveaux masques de Big Brother – sans toutefois oublier son visage original.

 

 

François Bordes

 

 

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[1]. George Orwell, Œuvres, éd. publiée sous la direction de Philippe Jaworski avec la collaboration de Véronique Béghain, Marc Chénetier et Patrice Repusseau, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2020.

[2]. Frédéric Verger, « Traduire George Orwell », La Revue des Deux Mondes, décembre 2020-Janvier 2021, p. 55-59. Le dossier s’ouvre par un entretien avec Julian Barnes.

[3]. Bernard E. Harcourt, La Société d’exposition, trad. de Sophie Renaut, Paris, Éditions du Seuil, « La couleur des idées », 2020. Le livre est paru en 2015 aux États-Unis. L’auteur est avocat, professeur de droit à Columbia University, directeur d’études à l’EHESS, éditeur des cours de Michel Foucault sur les institutions pénales et La Société punitive.

[4]. Milan Simecka, « Mon camarade Winston Smith », Fario, n° 8, printemps 2010.

[5]. Thibault Le Texier, « Penser la surveillance au-delà de Foucault », Critique, n° 882, novembre 2020, p. 952-968.