R de revues : C comme Cinéma-Comique

 

Avez-vous connu R de Réel, merveilleuse revue proposée par Raphaël Meltz et Lætitia Bianchi, avant Le Tigre ?
Elle proposait un programme alphabétique qu’elle a tenu au gré de 24 numéros.
Vingt ans plus tard, l’ami François Bordes se propose un tel programme appliqué aux revues dont il extraira, dans les semaines, les mois qui viennent un thème, un mot, une notion… pour contrer les confinements intellectuels.

Troisième livraison, avec la lettre C : le 89e numéro de 1895.

 

 

Les grandes idéologies du XXe siècle n’ont pas toutes disparu. Le grouchomarxisme résiste fièrement et courageusement. Cette année pandémique nous en aura apporté des preuves irréfutables.

 

Chantal Knecht vient de publier une somme qui sera à cette doctrine indispensable ce que l’ABC du communisme du trop oublié camarade Boukharine fut au marxisme-léninisme ou Je sais cuisiner de la mémorable Ginette Mathiot au gastronomisme [1]. On y trouvera des extraits des ouvrages des frères Marx, correspondances, chansons et aphorismes. On y verra tous les talents de la fratrie la plus agitée du siècle dernier – le grouchomarxisme ne doit en effet pas éclipser l’harpomarxisme ni le chicomarxisme.

 

On redoute déjà les proprettes comédies familiales que le cinéma français et américain produiront sur la vie confinée – sont déjà en cours de tournage ou d’écriture : J’peux pas j’ai zoom, Confinés !, 1 heure 1km, Dérogation, Produit essentiel, Lave-toi les mains, Hydroalcooliques, Le gel et les masques. On s’ennuie déjà. Comme il serait doux pourtant d’imaginer un Harold Lloyd effectue des achats de première nécessité ou un Charlot au Laboratoire d’analyses ou encore Laurel et Hardy font du click & collect.

 

La comédie a éclipsé le comique et le temps des slapsticks est passé. Qui se souvient encore de Larry Semon, Fatty Arbuckle, Clyde Cook, Al St-John ? Fine mouche, la revue 1895, publication de référence sur l’histoire du cinéma, lui a consacré un dossier fin 2019, à l’époque où le virus nous faisait bien rigoler. Dans son article introductif, Laurent Guido montre toute la modernité du cinéma comique des années 1910-1920, Tom Gunning évoque Buster Keaton, Francis Bordat compare les deux versions de La Ruée vers l’or et Marie Gueden présente le comique français Serpentin-Levesque qui amusa les contemporains de la Grippe espagnole. La revue scientifique de très grande qualité reproduit de nombreux documents d’archives et photographies. Parmi ces archives, figurent deux textes inédits d’Adorno sur Chaplin [2]. Le penseur de l’École de Francfort évoque un texte de jeunesse de Kierkegaard « prophétisant » Charlot. Il analyse le comédien avec son acuité coutumière, le comparant à un « prédateur à l’affût » à un « roi des tigres ». Pour Adorno en effet, Chaplin « projette dans le monde environnant sa violence et sa pulsion de maîtrise ». Ces observations passionnantes sur les ressorts cachés du comique s’appuient sur la rencontre, improbable et fortuite, de Chaplin et Adorno à Malibu. Je ne dévoilerais pas ici la scène – elle est si extraordinaire qu’il convient de la lire dans le texte. Adorno en retire cette profonde leçon : « Le rire est si proche de l’épouvante qu’il prépare et ne gagne sa légitimité et sa vertu salvatrice que dans cette proximité. »

 

À méditer en buvant une soupe au canard.

 

François Bordes

 

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[1]. Chantal Knecht, Les Marx Brothers par eux-mêmes, préface de Jean-Loup Chifflet, Paris, Robert Laffont, « Bouquins », 2020.

[2]. Theodor W. Adorno, « Deux fois Chaplin », 1895, Hiver 2019-2020, p. 109-114.