R de revues : F comme Fin

Avez-vous connu R de Réel, merveilleuse revue proposée par Raphaël Meltz et Lætitia Bianchi, avant Le Tigre ?
Elle proposait un programme alphabétique qu’elle a tenu au gré de 24 numéros.
Vingt ans plus tard, l’ami François Bordes se propose un tel programme appliqué aux revues dont il extraira, dans les semaines, les mois qui viennent un thème, un mot, une notion… pour contrer les confinements intellectuels.

Sixième livraison, avec la lettre F comme Fin : à propos du n° 40 de la revue Le Débat, mai-août 2020.

 

2020 prend fin. Bien rusée la voix qui dira l’avenir. Même les astrologues se font discrets [1]. En 1996, dans La Vie sur terre, Baudouin de Bodinat proposait ses réflexions sur le peu d’avenir que contient notre temps. Depuis, s’est développée la mode de la collapsologie. En juin 2020, ce mot est entré au dictionnaire Robert avec le sens de « courant de pensée annonçant l’effondrement de la civilisation industrielle [2] ». L’anthropocène ou capitalocène mènerait droit à la fin du monde, à la sixième extinction et, dans tous les cas, à la fin de l’avenir.

 

En décembre 1980, dans le septième numéro de la revue Le Débat, Krzysztof Pomian analysait déjà « la crise de l’avenir [3] ». Animateur du Débat, avec Marcel Gauchet et Pierre Nora, auteur d’une Histoire mondiale des musées dont Gallimard vient de publier le premier volume [4], l’historien revient sur ce sujet dans l’ultime livraison d’une des revues-clefs du débat intellectuel des quarante dernières années. Dans le cadre de ce numéro rétrospectif, il identifie notre époque comme un « temps sans avenir ». Ce dernier ne serait plus « en crise », mais bel et bien « en train de disparaître, de s’estomper, de s’effacer [5] ».

Ce « basculement du temps » s’enracinerait dans l’usage idéologique des diagnostics du GIEC (Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat) et d’une recherche scientifique voyant « l’avenir en noir ». Krzysztof Pomian nomme « écologisme » cette nouvelle idéologie suscitant de plus en plus d’adeptes. L’essor de cette croyance coïnciderait avec la disparition des anciennes idéologies libérales, socialistes ou communistes. Mais tandis que celles-ci promettaient un avenir plus ou moins radieux, l’écologisme n’offrirait pour horizon que la décroissance ou l’extinction : le moins ou le zéro [6]. La critique portée ici s’inscrit dans la perspective d’une profonde réflexion sur le temps et l’histoire dont L’Ordre du temps (1984) et Sur l’histoire (1999) constituent d’indispensables jalons. Elle s’inscrit aussi dans le prolongement de la critique des idéologies politiques – on croisera par exemple sa réflexion avec celle que Leszek Kolakowski développa dans Le Village introuvable. À ce titre, on espère que ce bref article publié dans le numéro d’adieu du Débat donnera l’occasion d’un développement, en particulier autour de deux questions. La dimension religieuse de cette croyance d’abord. Les ruses de l’eschaton sont nombreuses et ce que Krzysztof Pomian désigne comme « écologisme » porte tous les traits d’un avatar du christianisme, une nouvelle mutation d’une culture chrétienne en crise. Mais cette idéologie est-elle assez puissante et mobilisatrice pour constituer la croyance centrale d’une nouvelle religion séculière ? N’est-elle pas plutôt le masque d’une crise plus ancienne, plus profonde… et plus identifiée ? L’autre interrogation porte ainsi sur le contenu théorique de cet « écologisme ». Pomian écarte rapidement les « critiques des méfaits de la civilisation industrielle » et rejette l’expression d’écologie politique sans se pencher sur ce qui s’est cherché sous cette insatisfaisante appellation. Il exclut en effet de sa réflexion nombre de travaux théoriques fondamentaux de ce courant intellectuel et philosophique que Serge Audier vient de replacer dans son véritable contexte historique, philosophique et politique.

 

Le débat n’est donc pas fini. À l’avenir, il paraîtra difficile de penser l’écologie aujourd’hui – et a fortiori de critiquer « l’écologisme » – sans tenir compte de cette immense et puissante archéologie dont vient de paraître le dernier volet sous le titre La Cité écologique [7]. Soucieux de lutter contre les dérives  idéologiques contre lesquelles Pomian met en garde, le travail de Serge Audier vise bel et bien, contre vents et marées, à redonner de l’avenir à notre temps.

 

Coordonnées de la revue

François Bordes

 

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[1]. Voir la chronique de Teresa Cremisi, « Et alors, chers astrologues ? », Le Journal du dimanche, 27 décembre 2020, p. 21.

[2]. Jaime Semprùn et René Riesel avaient mis en garde contre la mode du catastrophisme il y a douze ans dans Catastrophisme, administration du désastre et soumission durable, Paris, Éditions de L’Encyclopédie des Nuisances, 2008. On attend la réédition prochaine de l’ensemble des numéros de la revue L’Encyclopédie des nuisances. Dictionnaire de la déraison dans les arts, les sciences et les métiers publiés de 1984 à 1992.

[3]. Krzysztof Pomian, « La crise de l’avenir », Le Débat, n° 7, décembre 1980, p. 5-17.

[4]. Krzysztof Pomian, Le musée, une histoire mondiale, tome 1, Du trésor au musée, Paris, Gallimard, 2020.

[5]. Krzysztof Pomian, « Un temps sans avenir », Le Débat, n° 210, mai-août 2020, p. 242-252.

[6]. Pour Krzysztof Pomian, cette sombre perspective s’aggrave du violent rejet de l’héritage occidental par un « écolo-gauchisme ». Remarquons que ses analyses sur ce point sont très proches de celles développées en 1977 par Jacques Ellul dans Trahison de l’Occident.

[7]. Serge Audier, La Cité écologique. Pour un éco-républicanisme, Paris, Éd. La Découverte, 2020. Voir aussi, chez le même éditeur, La Société écologique et ses ennemis. Pour une histoire alternative de l’émancipation (2017) et L’Âge productiviste. Hégémonie prométhéenne, brèches et alternatives écologiques (2019). Je me permets de renvoyer à la recension publiée dans Hippocampe et reprise dans Le Journal du MAUSS : http://www.journaldumauss.net/?Archeologie-de-l-emancipation