R de revues : M comme Moriturus (suite funèbre 1/3)

 

Avez-vous connu R de Réel, merveilleuse revue proposée par Raphaël Meltz et Lætitia Bianchi, avant Le Tigre ?
Elle proposait un programme alphabétique qu’elle a tenu au gré de 24 numéros.

Vingt ans plus tard, l’ami François Bordes se propose un tel programme appliqué aux revues dont il extraira, dans les semaines, les mois qui viennent un thème, un mot, une notion… pour contrer les confinements intellectuels.

Treizième livraison, avec la lettre M : retour sur la figure de Cédric Demangeot.

 

James Tissot, « Danse macabre », 1860 © Domaine public

 

Dans le dernier numéro du 1 consacré à la réouverture des lieux de culture, Catherine Millet remarque qu’aucun philosophe, théologien et écrivain ne participe au Conseil scientifique chargé d’éclairer les décisions de l’exécutif face à la pandémie. « N’ont-ils pas eux aussi une approche de la douleur et de la mort ? [1] » Il est vrai qu’avec « sa gueule bancroche », la Faucheuse nous regarde droit dans les yeux. « Et nos morts ? » interroge la revue Sensibilités. Le monde des revues n’est pas épargné par la danse macabre et la question de la mort n’est pas de celles qu’on élude. Pour sortir de cet hiver sinistre, comme en un carnaval, ouvrons brièvement, dans cet abécédaire, une suite funèbre en trois mouvements.

 

Le 28 janvier dernier, en Ariège, Cédric Demangeot est mort à l’âge de 46 ans. De 2001 à 2005, avec ses complices Brice Petit, Lambert Barthélémy et Guy Viarre (« tombé en route » en 2001) il avait animé l’une des plus belles et des plus fortes revues de poésie de sa génération, Moriturus. Comme souvent, la cabane se transforma en maison ; en 2003, de la revue sortit Fissile, « organe d’édition au service des morituriens ». Bien qu’elle cesse de paraître au bout de cinq numéros, elle aura rassemblé tout un monde, une éblouissante tribu d’écrivains et d’artistes. Moriturus cristallisa un moment de la poésie de langue française dont Demangeot, de son refuge ariégeois, pourrait bien avoir été le principal démiurge. Le dossier de la revue Europe, sous presse au moment de la mort du poète confirme l’immense force d’une œuvre qui ne cessera de grandir et d’être lue [2].

 

Dans cette œuvre, écrit Jean-Baptiste Para en ouverture, « la mort est constamment présente », elle est « un antagoniste obsédant, harcelant ». Sa poésie « de l’ordre de l’écorchage vif », s’affronte directement au négatif – elle se « manifeste comme une protestation de la vie contre tout ce qui l’entrave, la défigure et la nie ». Para, comme toujours, place les choses à leur juste hauteur. Le dossier conçu et préparé par Jérôme Thélot propose de poser quelques « jalons dans la connaissance et reconnaissance » de cette œuvre. Après l’introduction de Jean-Baptiste Para, il s’ouvre sur un entretien « sur la langue et l’écriture ». Le poète qui avait « peur de parler trop », de ne « jamais assez [s]e taire au moment d’écrire » donne ici de très précieuses remarques sur son rapport à la langue, sa façon de travailler, sa pratique de la traduction, de la publication. Pour qui ne connaît pas l’œuvre de Demangeot, il s’agit là d’une excellente « entrée en matière », un parfait préambule à la lecture de l’œuvre. Les autres y apprendront certainement beaucoup et pourront en nourrir leurs propres réflexions et travaux. Victor Martinez, ami proche avec qui il a traduit Panero, propose une « Situation de Demangeot », poète inscrit dans son temps mais qui « appelait, ouvrait, éveillait, une autre lecture de l’histoire ». Spécialiste de Demangeot et auteur d’un mémoire de master, Alexandre Battaglia, étudie dans une analyse très fine et approfondie la place faite aux « mots des autres dans cette œuvre » qui parle « avec les voix de ceux qui auront éprouvé le plus intensément l’extension du “néant” dans l’espèce » (Sade, Baudelaire, Kafka) et « toute une littérature indocile et “irréductible” (Melville, Beckett, Walser, Tsvetaïeva…). Dans un « Témoignage pour Cédric Demangeot » écrit en 2015 pour apporter son soutien face à des difficultés administratives, Bernard Noël dresse le plus bel hommage à l’action du poète : « aucune œuvre aujourd’hui, n’a grandi en se fortifiant comme celle de Cédric Demangeot au cours des dix dernières années, si bien qu’elle permet de retourner le mot “poète” comme une claque à toutes les facilités culturelles de notre époque, évidemment médiocres ». Billy Dranty, dans « Cric de démontage » plonge dans l’écriture de son ami, Damien Houssier s’intéresse aux écrits de théâtre et Isabelle Lévesque revient sur les jeux de la nuit et du jour dans cette poésie qui « ravit et ravage », « transperce et transporte ». Jérôme Thélot offre enfin une éblouissante analyse de Psylocibe (Grèges, 2013). Ce livre exceptionnel d’expérience et de pensée, récit d’épouvante aboutit à cette leçon : « par l’attention et la compassion la mort peut être traversée ». Ainsi, la poésie rend « le réel au vivant ».

 

Le dossier se clôt par un texte inédit de Demangeot, « D’un trou d’aujourd’hui dans la tête », suivi d’une chronologie et une bibliographie très utiles. En 2021, plusieurs ouvrages nourriront encore ce grand feu de joie. Flammarion vient de publier Promenade et guerre, Le dernier séjour de Pouchkine à Boldino est annoncé aux éditions du Canoë et Éléments de sabotage passif chez Éric Pesty éditeur. À l’automne, L’Atelier contemporain publiera de nouvelles éditions d’Obstaculaire, Éléplégie, Sale temps et Ravachol.

 

Œuvre brûlante, œuvre brûlée. En Ariège, à la fin de l’hiver, au moment du Carnaval où sortent les masques, on fait flamber dans les champs des tas de bois morts et de branches vieilles. Ces brûlis nourrissent le sol des montagnes, parfument l’air froid, chassent les démons, tuent l’hiver, appellent la floraison. La poésie de Demangeot est pareille à ces brûlis.

 

François Bordes

 

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[1]. Catherine Millet, « Tout art a besoin du corps-à-corps », Le 1, mercredi 24 février 2021, p. 3.

[2] Voir l’hommage de Claro : https://towardgrace.blogspot.com/2021/01/cedric-demangeot-la-plus-forte.html et celui de votre serviteur : https://www.occitanielivre.fr/actualites/hommage-cedric-demangeot.