R de revues : P comme Poésie/Philosophie

 

Avez-vous connu R de Réel, merveilleuse revue proposée par Raphaël Meltz et Lætitia Bianchi, avant Le Tigre ?
Elle proposait un programme alphabétique qu’elle a tenu au gré de 24 numéros.
Vingt ans plus tard, l’ami François Bordes se propose un tel programme appliqué aux revues dont il extraira, dans les semaines, les mois qui viennent un thème, un mot, une notion… pour contrer les confinements intellectuels.

 

Seizième  livraison, avec la lettre P : Michel Deguy, poète, philosophe.

 

 

« Voici donc, inespérée, la plus faible force – mais aussi la plus irréductible. »

Claude Mouchard

 

Pour sortir du funèbre, passer l’écueil du deuil et repartir, recommencer, nos alliées demeurent les forces imaginantes de l’art, de la poésie et de la philosophie. Elles ne s’étaient pas assoupies, bien sûr, mais on les sent frémissantes d’une vigueur redoublée en cet anxieux printemps.

 

Poésie/Philosophie, diastole et systole d’un même organe vital : « N’était le cœur nous serions sans monde », écrivait Michel Deguy. La revue Critique vient de consacrer au poète, philosophe et revuiste un numéro de haut vol, un numéro dont on aurait envie de recopier des pages entières tant les mots et les idées frappent justes. Critique célèbre ainsi les quatre-vingt dix rugissantes de celui qui figure à son comité depuis 1963. Le titre du dossier résume parfaitement la chose : « N’était Deguy »… eh bien, nous serions sans un monde, sans une source qui irrigue la langue et la pensée – fleuve si fertile et vrai qu’on en oublie sa grande fécondité. On oublie trop vite par exemple que Michel Deguy a tôt placé poésie et pensée sous le signe de l’écologie. Cette poétique écologique de « l’Éden d’ici-bas » est ici évoqué par Jean-Patrice Courtois dans un article qui s’ouvre sur une « gigantomachie » : Michel Deguy Vs Elon Musk ! L’homme de la fin du monde, de la destruction du langage et de la déterrestration contre le poète philosophe écologue.

 

Ouvert par quatre poèmes inédits, le numéro propose un entretien avec Martin Rueff, dialogue très riche sur « l’outre vie » du poème, l’indivision du poétique et du philosophique et « l’endophanie » – ce qu’il y a « à voir sous les paupières ». Dans l’article de clôture de ce numéro composé comme un poème, Martin Rueff revient sur « l’esthétique transcendantale d’Orphée », prolongeant son dialogue filial-fluvial avec Deguy. Poète, philosophe et revuiste lui-même, il développe un discours de la raison poétique où le « faire défaut », le « faire sépulture » et le manque donnent le rythme. Rueff revient aussi sur la proximité de Deguy et Derrida, la « fraternité profonde » de leurs démarches. Un autre frère humain, Jean-Luc Nancy, évoque la Vie subite, celle qui « se lève de la vie », bondit, surgit, sans prévenir. L’expression apparaît dans un poème dédié à la mémoire d’Abdelwahab Meddeb, avant de devenir le titre du livre de Poèmes, biographèmes, théorèmes paru en 2016 chez Galilée. Le dossier se concentre en effet sur les récents ouvrages de Deguy ; Julien Zanetta analyse La Pietà Baudelaire (Belin, 2012) et Laurent Jenny le Tombeau d’Yves Bonnefoy (éd. La Robe noire, 2018). Les puissances de la parole forment le cœur de l’article – un véritable petit essai – de Marielle Macé si justement intitulé « Notre loquacité ». Contrairement à certaines injonctions, « il ne faut pas en rabattre sur la parole », assumer et affirmer notre condition d’êtres loquaces et de « corps parlants ».

 

Cette parole possède ses réfractions numériques. Claude Mouchard s’intéresse ainsi aux billets numériques que Michel Deguy poste sur le site de la revue Po&sie sous l’onglet « Les chroniques de la rédaction ». Le texte de Claude Mouchard propose une traversée à brides abattues de ces écrits de la toile, où la parole poétique se livre « à l’impulsion d’intervenir en se faisant utopie instantanée ». On retrouve là le style empoigneur et saisissant de Claude Mouchard, il saisit le vif de ce genre très particulier que sont les chroniques numériques pour les relier à la poétique deguyienne. « Survenir-intervenir » : c’est bien là que se donne et s’exprime la plus faible et la plus irréductible des forces, la puissante et fertile « énergie du désespoir ».

 

 

François Bordes

 

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[1]. https://po-et-sie.fr/types/chroniques/