Siècle 21 : de l’Île Maurice aux usines

Pour tout avouer, je ne connais pas grand chose à la littérature de l’Île Maurice. J’y entends quelques échos de lectures d’adolescence, de Le Clézio surtout, de son Chercheur d’or, de La Quarantaine… Plutôt fidèle, je lis ses romans quand ils paraissent, avec une espèce de patience un peu bovine. Il n’y manque pas d’attention, mais elle se colore d’une indulgence. Depuis Révolutions, il ne me semblait pas avoir retrouvé l’intensité d’un écrivain qui n’avait plus touché à ces niveaux de qualité romanesque.

 

J.M.G. Le Clézio, DR

 

Et puis, au début de l’année, j’ai lu Alma. Il s’y déploie une sorte de duel identitaire, deux temporalités, une espèce de va-et-vient qui y trouve une forme, un objet, y regagne une tonalité de langue toute admirable. Un excellent livre donc. Et puis, comme toutes les lectures, elle pousse à un autre livre, on tire un fil depuis le roman, on passe à autre chose tout en y demeurant accroché pour un petit moment.

 

J’ai lu le dernier Barlen Pyamootoo qui m’a semblé un peu fuyant. Mais surtout deux livres de grande qualité : Le Silence des Chagos de Shanaz Patel et L’Année des cyclones de Carl de Souza. Bref, lorsque je reçois le numéro d’été de Siècle 21 qui s’ouvre sur un dossier consacré à la littérature de Maurice, je me jette dessus. Avec un peu de frénésie peut-être. Le dossier Bertina qui le suit et celui sur l’insolence m’attirent nettement moins. Chaleur estivale, lourdeur, un peu bêtement, ces textes m’aimantent davantage. Le dossier, dirigé par Catherine Servan-Schreiber, rassemble, selon un principe anthologique, des textes des écrivains mauriciens de toutes les générations. Depuis Édouard Maunick jusqu’au très jeune Aqiil Goope, en passant par Shenaz Patel ou Ananda Devi. Je découvre des écrivains que je ne connais pas, de ces auteurs que l’introduction présente comme les « fers de lance de la sensibilité francophone ». Mais ce principe qui donne à voir, à lire, la diversité, les liens qui traversent une littérature qui se noue autour d’une pluralité extrême et l’aborde avec une certaine radicalité, prête le flanc à une disproportion, une inégalité des textes qui parfois peine un peu à convaincre. À l’instar de l’entretien avec Le Clézio qui ouvre le dossier en ne disant franchement pas grand chose. On piochera, chaque lecteur y trouvera quelque chose qui lui plaira. On y apprend toutes sortes de choses, sur les langues, leurs liens, leur mélange permanent. On découvrira une énergie créative méconnue, avec ses excès probablement, parfois son auto-reconnaissance, sa célébration un peu centrée sur soi, mais aussi l’effervescence de revues comme Essor, Nouvel Essor, Point BarreKiltir Kreol… On y aborde cette littérature comme un territoire dont se dessine une géographie. On perçoit dans ce dossier une sorte de paradoxe entre l’ouverture, l’accueil, la pluralité, et une sorte de conception forclose, îlienne. C’est cette tension qu’il semble passionnant de percevoir, sans trop savoir qu’en faire.

 

Que faire de la littérature, que fait la littérature ? Quelle place s’inventent les écrivains, quel impact ont les textes eux-mêmes ? Ont-ils à voir avec le politique, l’insurrection par exemple, ou bien l’insolence ? En tout cas, ils procèdent d’un déplacement de manière évidente. Toute la seconde partie de ce 32numéro, semble obéir à ces questions, avec une sorte de continuité beaucoup plus convaincante me semble-t-il.

 

 

Ainsi les articles sur le travail d’Arno Bertina – qui avait donné un texte pour ouvrir le n° 58 de la Revue des revues l’an passé, dans lequel il insistait sur la dimension collective, l’engagement, de la publication en revue – interrogent en profondeur son dernier roman Des châteaux qui brûlent (Verticales). On y insiste sur la dimension polyphonique et complexe de ce récit, son rapport à la temporalité politique et romanesque, sa dimension ironique, donquichottesque, ses influences du côté de François Bon par exemple, sur la problématique révolutionnaire, insurrectionnelle, le reliant aux conceptions d’Hazan ou de Quintane. On en remarquera deux en particulier : celui de Laurent Demanze à qui l’ont doit chez Corti un excellent essai sur Michon, Macé et Bergounioux et l’étonnante analyse de la réception par une partie de la critique du roman par Anne Roche. Un autre texte me plait beaucoup dans ce volume, celui de Roberto Ferrucci, écrivain vénitien tout à fait revigorant qui sera présent, avec Arno Bertina, au Salon de la revue en novembre prochain à l’invitation de Siècle 21 justement et qui avait fait paraître en 2010 l’excellent Ça change quoi (Seuil, « Fiction & Cie »), récit qui interroge le politique et le collectif de la plus belle des manières.

 

Le numéro se poursuit par une suite de contributions sur l’insolence qui, malgré quelques tocs faciles d’analyse qui passe par le lexique ou l’étymologie, semble poursuivre les analyses singulières sur Bertina. L’intervention de Jérôme Vérain surtout qui répond à sa chronique « Anti-système » amusera, comme les quelques vers de Luis Mizon dont je parlais il n’y a pas longtemps devraient ravir les bons esprits qui contemplent le monde avec une narquoiserie un peu triste :

 

c’est un plaisir secret :

manger notre rire

assis à une table de cannibales. 

 

 

Hugo Pradelle