Desports n° 10 par Frédéric Gai

 

Quelques semaines après la fin de l’Euro de football, marqué par le poteau de Pierre-André Gignac et par une France qui voyait dans la victoire portugaise aussi un peu la sienne, Luc Ferry se fendait d’une tribune dans Le Figaro vantant les louanges d’une rentrée sans ballon rond et ses braillards avinés. Les mots du philosophe n’avaient fait bondir qu’une part infime de la population, qui s’offusquait devant tant de conservatisme, de populisme crasse et d’herméneutique fumeuse. Certains se sentaient insultés alors qu’ils avaient construit, en l’espace de quelques semaines, une mythographie française, d’abord suite d’épisodes tumultueux avant de devenir héroïsme frisant la grandiloquence. D’autres y entendaient le son grinçant d’une ritournelle tant fredonnée depuis quelques décennies, avec pour refrain l’écart incompressible entre la tête et les jambes et, autour, des complets dénonçant la bêtise de la culture populaire et raillant les voix grasses prêtes à perdre leur dignité dans une bataille de clochers. Ceux-ci ou ceux-là réagissaient peut-être de manière trop épidermique. À leur décharge, une autre tonalité leur parvenait depuis quelques temps déjà. Celle qui, en l’espace de quelques années, diffusait l’idée d’une pop culture intégrant le jeu et ses batailles, ses valeurs à la con, mais surtout un lot considérable d’histoires collectives. Desports, revue magazine, « mook » était en effet apparu comme une réponse, sans récrimination aucune, à la pensée spécieuse d’une élite se désarticulant sur la chose populaire, aussi incapable de s’y intéresser que de la comprendre, aussi apeurée par son exotisme bouillonnant que par son inaptitude à le conceptualiser. Cette publication venait prendre le relais d’un mouvement engagé par So Foot, mais avec une exigence toute littéraire, à commencer par celle du livre, comme l’expression d’une forme solennelle, comme le lieu d’une recherche graphique, comme la raison d’être d’une expérience lecturale charnelle. La tête et les jambes, le corps et l’esprit… Le 6 avril dernier, Desports sortait son dernier numéro, floqué d’un très beau numéro 10. Ce nombre qui a justement marqué les imaginaires footballistiques : Pelé, Platini, Maradona, Zidane, Messi, Captain Tsubasa ; celui dévolu aux artistes du ballon rond, personnalités charismatiques par leur force créatrice, esthètes valeureux et héros parfois complexes. Elle est sortie du panorama littéraire et sportif avec une pointe de mystère, laissant à d’autres une culture en (re)construction et derrière elle une proposition pour réunir et dire ces deux mondes.

 

Revenons un peu plus de quatre ans en arrière. Desports était arrivé dans les librairies sur la pointe des pieds.Ce « premier magazine à lire avec un marque-page » s’inscrivait toutefois dans une double dynamique. D’une part, nous l’avons déjà dit, elle emboîtait le pas à So Foot qui, dans un cadre plus accessible que Les Cahiers du football du génial Jérôme Latta, abordait le sujet footballistique avec sérieux et décontraction, avec cette volonté si simple (et pourtant si complexe quand il est question de sport) de pouvoir assumer sa passion pour le spectacle sportif et de désirer mettre en œuvre tous les moyens nécessaires pour l’exprimer. Non, il n’était finalement pas honteux de passer autant de temps à lire L’Équipe, à regarder Stade 2 ou à enchaîner les matchs de Ligue des Champions avec les copains que de s’enquiller Le Monde, puis La Recherche de Proust avant de se permettre un écart en matant un Théma sur Arte. Que nos mots ne fassent d’ailleurs pas mentir ce qui avait alors été réalisé par ces publications. Leur but n’était pas tant de polémiquer sur la valeur de chacun de ces objets que de comprendre l’attrait culturel du sport, l’intérêt des intellectuels et écrivains, l’attention si particulière que nous lui accordons et, surtout, cette sensation que chaque rencontre donne potentiellement à lire des histoires. Il fallait alors suivre des flux de pensée, scruter les suites d’événements, mais aussi faire parler cette myriade d’habitus et de sèmes qui habille notre imaginaire : raccrocher des époques à des galeries de maillots et de sponsors ; traîner devant les matchs de Roland-Garros alors qu’il faudrait réviser les examens ; sentir la tension monter au rythme des ascensions d’une étape de montagne du Tour de France ; profiter du concert à la mi-temps du Super Bowl ; refaire les parties de thèque, même après le dernier cours d’EPS ; empiler, puis coller les vignettes Panini, rager en pensant à cette deuxième partie de l’équipe de France impossible à trouver ; improviser une tournante au ping-pong avec des bandes-dessinées en guise de raquettes ; remanier des règles du football, du rugby, du basket pour accueillir un joueur supplémentaire ou simplement pour pimenter la partie ; errer dans des stades bondés, imprégnés de leur odeur de bière tiède et de merguez grillée ; regarder en boucle un montage Youtube reprenant l’intégralité des buts de son équipe préférée ; acheter une bouteille de Ricard en prévision d’un partie de pétanque « pour faire vrai »; attendre une partie de la nuit la finale du 100 mètres des Jeux Olympiques… Desports nous a ainsi rappelé à quel point ce secteur d’activité, signe de la capacité humaine à embellir sa vie par le jeu autant que caricature capitaliste, que ces vies à part entière sont des nœuds de destinées, des carrefours d’individus, des personnages lancés dans le bain de la réalité. La revue a su appliquer une rigueur intellectuelle à un objet culturel que tant d’autres ont considéré comme trivial, en épuisant tout rapport condescendant et en évitant toute approche démagogique. Monsieur Ferry s’était visiblement exprimé sans connaître cette publication qui avait su mettre en forme l’intérêt pour le sport, qui touche l’intégralité du spectre de la pop culture, de la passion la plus virulente à l’intellection la plus pointue.

 

Desports n’est toutefois pas qu’un continuateur d’un mouvement engagé par So Foot. Elle a creusé son sillon, notamment éditorial, en sachant s’inspirer d’une certaine culture graphique, pour ne pas dire bibliophilique, en participant à la rénovation de l’approche de la revue et en s’affirmant dans le monde chimérique du « mook ». À la suite de XXI et de Feuilleton (du même créateur Adrien Bosc), Desports a exposé son caractère livresque et sa présentation classieuse, ainsi qu’un réelle liberté, empruntée à l’univers du magazine, dans la mise en page et en illustration. Finalement héritière des revues, ces périodiques distribués dans les lieux à forte valeur culturelle que sont les librairies, elle a su proposer une approche scripturale du sport. Parce que ce dernier constitue une pléiade de storytellings en puissance, Desports a réussi à montrer toutes ses capacités fictionnelles et son intrusion dans les imaginaires (l’écho dans le stade, les corps qui se percutent, une foule fendue par deux roues, un cadre et un homme penché dessus…). Parce qu’il s’impose comme une réalité, avec sa suite de preuves aussi tangibles que multiples, Desports a mis en place une démarche informationnelle, empruntée au documentaire (parfois historique) ou, dans certains cas, au reportage au long cours. Au fil des numéros, Desports s’est finalement imposée comme une fière représentante de la non-fiction narrative. Alors que les journaux papiers peinent pour certains à subsister, alors que les pages sportives se limitent à des constats, alignent résultats et statistiques et compilent les analyses, faisant entrer l’écriture journalistique dans un décorticage permanent où chaque détail devient le début d’interprétations parfois hâtives, alors que le moindre résumé de match est présent sur Youtube avant même la fin de la partie, Desports a choisi d’opérer un acte critique de décentrement. Voir ailleurs, voir autrement, trouver une autre logique de transmission : en termes footballistiques, il serait question de « vision de jeu ». Celle-là même qui, au travers d’une ubiquité quasi mystique, forge les grands champions (changer d’aile au bon moment, faire une passe aveugle, jouer dans l’intervalle…). Celle qui appartient à la race des meneurs de jeu : aux n° 10.

 

Desports s’en est finalement allée. Certains diront qu’elle a tiré sa révérence au meilleur de sa carrière, en évitant la saison de trop. Mais il n’est pas question ici de savoir si la revue a choisi le bon moment pour sortir de la culture littéraire et sportive. Juste de constater que, dans un domaine comme dans l’autre, le paysage a quelque peu été modifié et qu’à l’avenir peut-être les règles, qui veulent que sport et littérature ne peuvent communiquer, seront amenées à changer.

 

Frédéric Gai