Critique Memories #10

Comme toute bonne sérieCritique Memories ne se termine pas quand on le penserait. Il y a des suppléments ! En bonus donc, un texte à quatre mains, qui met en scène « un vieux lecteur bicéphale » de Critique… manière de partager des expériences de lectures qui se relient, de mettre en perspective la revue et d’envisager sa place et son rôle hier et aujourd’hui.

 

Critique Memories #10

Critique de père en fils

  

 

 

 

La vie avec Critique

 

Si l’on considère que le père a acheté ses premiers Critique autour des numéros 44-45, que le fils l’a rejoint au début des années 1970, et que l’un et l’autre lui restent fidèles aujourd’hui, on peut sûrement dire qu’ils constituent à eux deux un vieux lecteur bicéphale de la revue, qui n’a guère quitté leur paysage visuel, traînant toujours ici et là, à l’avant d’un bureau ou à l’arrière d’une voiture.

Critique a connu dans leur vie deux accidents, sans gravité au bout du compte, mais le premier explique sans doute le second, à plus de cinquante ans d’écart.

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Dans le courant de l’année 1969, à Santiago du Chili, un cercle d’étudiants entourait le père, qui pouvait être menacé par des représailles policières après la révélation publique des mauvais traitements qu’il avait subis quelques mois auparavant pour avoir hébergé un dirigeant du Mouvement de la Gauche Révolutionnaire (MIR). Tout colis arrivant dans la maison inquiétait ce cercle. Aussi un jour, le père, ses deux fils et ce groupe d’étudiants emportèrent tout au fond du jardin un lourd paquet et y mirent le feu, prenant la fuite aussitôt après. Mais le paquet brûlait, et rien ne venait. Aussi s’en approchèrent-ils prudemment pour découvrir, navrés, les dernières livraisons de la revue L’Homme et de la revue Critique qui lui avaient été expédiés par son fidèle libraire de Grenoble, Jean Clémancey, qui vient de mourir.

Les bords étaient noircis, mais le reste était sauf.

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Le père se rappelle d’ailleurs que cet accident fut d’autant plus incongru sans doute que, pendant son long séjour au Chili, les sujets traités par la revue s’éloignaient de plus en plus, non seulement de ce qui constituait l’horizon socio-politique du Chili dans les années 60, mais des demandes du public étudiant auquel il avait affaire. Par exemple, s’il regarde le numéro de septembre 1968, qui précéda de peu son arrestation, il trouve des articles de Deleuze sur Lewis Carroll, d’André Miquel sur la poésie arabe, de Todorov sur Benjamin Constant, de Pierre Guerre sur la peinture en Asie Centrale et d’Hervé Rousseau sur Napoléon… Tous thèmes, fort intéressants par eux-mêmes, mais bien éloignés des débats qui agitaient le Chili révolutionnaire de ces années.

 

 

Mais à bien y réfléchir, la revue Critique a joué pour lui selon les moments de sa vie des rôles différents mais qui eurent aussi quelque chose de profondément semblable.

À partir de 1950, le père, pris dans la préparation de l’agrégation, rencontrait rarement, au sommaire de la revue, les auteurs du programme. Tout ce qui était hors programme pouvait représenter du temps perdu. Les perspectives qu’offrait la revue donnaient alors une impression de liberté, hors de la clôture des travaux agrégatifs – Plotin, Malebranche, ou encore Cournot…

Au début de sa carrière d’enseignant, les sujets qu’il avait à traiter se rencontraient rarement dans Critique. Il arrivait parfois que certains articles du programme y soient abordés mais, la plupart du temps, il s’agissait d’une lecture plutôt gratuite, qui pouvait constituer une sorte de réserve théorique.

Tout cela traversé par les difficultés de concilier la lecture de la revue avec celles qu’exigeait un stalinisme parfois critique mais toujours fidèle jusqu’en 1956. Non seulement cette lecture était rarement partagée par ses camarades, pourtant grands lecteurs en général, mais la revue s’intéressait rarement à ce qui était, pour des staliniens à l’époque, les objets importants. Elle pouvait même apparaître – et être parfois dénoncée – comme une voie par laquelle s’infiltraient des visions petites-bourgeoises, avec Bataille, Blanchot, Weil, et plus encore Barthes ou Foucault. Il se souvient de vifs conflits à l’intérieur des débats cellulaires.

Ainsi, à toutes ces étapes de la vie du père, Critique resta toujours comme un terrain de liberté, parfois difficile à défendre – père et fils s’en souviendront aussi plus loin.

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Mais arrivons au second accident, bien des années plus tard, en 2018 : le père, désormais retiré, mais toujours lecteur de Critique, reçut chez lui le numéro 860-861 de la revue, intitulé Vivre dans un monde abîmé. C’est probablement en raison de ce lointain autodafé dont les livraisons de l’année 1669 étaient sorties indemnes, que le très rare froissage de l’angle droit bas de son exemplaire lui sembla insolite au point qu’il prêta fugitivement à la direction de la Revue l’intention d’avoir expressément fait chiffonner ce coin, en forme de compassion avec la dévastation du monde. Les émissaires (dont le fils) que le père envoya inspecter les piles des librairies de Paris et de province ne trouvant aucune autre trace de ce désastre allégorique, il fallut renoncer à cette idée. Mais à regret.

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Si l’on excepte ces deux épisodes, la collection de la revue s’aligne sans une égratignure sur les rayonnages de la maison du père (le fils ayant quant à lui traitreusement photocopié certains articles dans les bibliothèques parisiennes et disposant donc d’une armée plus disparate). Quelque part aussi, au-dessus de l’un de ses rayonnages, un répertoire-index rouge, dans lequel le père a inscrit au fil de ces plus de soixante années la matière de chaque livraison, index dont le fils devra inexorablement poursuivre l’écriture.

 

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Un moment critique

 

Le fils comme le père gardent dans leurs souvenirs celui d’une séquence souvent difficile, au cours surtout des années 1970 – le numéro de septembre 1968 (plus haut évoqué) n’accusait pas encore le coup de ces évolutions -, dans laquelle l’écriture de la revue était entrée dans un certain hermétisme, comme d’ailleurs beaucoup d’autres de la même époque, Tel Quel, Change, Les Cahiers du Cinéma, Cinétique, etc. Le souvenir est bien celui-là, mais son appréciation varie entre les deux lecteurs. Le fils faisait encore à cette époque ses dents conceptuelles, et il trouvait probablement ses délices à voleter dans l’éther ; le père, en revanche, n’en était plus à ces apprentissages, et il était peut-être aussi plus réticent à l’égard des courants politiques – pro-chinois en particulier – qui traversaient la littérature théorique de cette époque.

Avec le recul du temps, on peut cependant essayer de comprendre cette période comme celle d’un scientisme appelé par l’exigence d’une double démarcation des sciences de l’Homme par rapport à la tradition philosophique et à l’héritage des humanités classiques. Il fallait faire plus dur que les durs, formaliser, schématiser.

Le fils, occupé dans ces dernières années par l’inventaire des archives de Louis Marin – membre très actif de Critique dans les années 70 et 80 -, se pose également une autre question : bon nombre sont les œuvres les plus engagées sur le terrain sémiologique puis sémiotique dans ces années à être devenues, sur un second versant de leur trajectoire, des œuvres littéraires. Ou pour le dire autrement en reprenant les termes de Roland Barthes lui-même, nombreux sont les « écrivants » dans le champ sémiologique à être devenus des écrivains : Barthes, Umberto Eco, Louis Marin lui-même dans l’évolution d’un style d’écriture – et nous pourrions en trouver beaucoup d’autres, Hubert Damisch par exemple, dans les dernières années de sa vie, ou Gérard Genette. On a souvent donné, dans la dernière décennie du XXsiècle, une interprétation anti-moderne de ces évolutions, en faisant de ces tournants littéraires la marque d’un abandon du scientisme des « années structuralistes ».

 

 

Mais ne peut-on pas tout à l’inverse proposer – passant ici du constat à l’hypothèse – que l’écriture, dans l’essence de son geste, ou pourrait-on dire dans le tracé du signe, portait d’emblée l’entreprise sémiologique au cœur de la littérature dans ses transparences et ses opacités – voir dans ses hermétismes. On pourrait proposer une autre lecture, non pas seulement de ces évolutions, mais aussi de l’époque « scientiste » elle-même, dans ses schémas, ses figures, ses dessins (si nombreux dans les manuscrits de Louis Marin, mais aussi dans ceux de Damisch). Bref, on pourrait ressaisir l’aventure sémiologique comme un ars scribendi, dont les cinquante dernières années auraient fait apparaître successivement et simultanément les multiples traits.

 

Plus jésuite que le père, le fils s’efforce ici de sauver les concettismi de cette époque.

 

Cela reste peut-être cependant un différend entre les deux lecteurs, le plus jeune n’ayant pas connu la revue antérieure à 1968 et ne mesurant peut-être pas quel avait pu être le sentiment d’un obscurcissement dans la période ultérieure.

 

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En perspective de longue durée

 

Au-delà du rappel de ce moment critique, ils ne peuvent cependant conclure ce bref mémoire sans souligner d’un trait appuyé ce qui reste – bien que ce soit presque difficile de le croire – l’une des constantes singulières de Critique, comme revue générale, depuis ces lointaines années 1950 : d’être une revue de publications françaises et étrangères. Et plus audacieusement encore (ces lignes s’écrivent – pourtant ? – au lendemain des élections européennes du 26 mai dernier), de publications étrangères en langue originale, n’ayant pas forcément vocation à être traduites, les articles les concernant restant par conséquent – surtout avant l’ère d’Amazon et autres coursiers transnationaux aussi gourmands que véloces – hors de tout soupçon promotionnel. Publications anglaises, bien sûr, et nord-américaines, mais aussi allemandes, italiennes, espagnoles plus rarement, russes parfois… Autant de livres que, soudain mélancolique, le père craint de ne pouvoir tous lire – et que le fils, dans un accès de lucidité, craint de ne pas lire non plus.

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Mais voilà certainement une dimension (ou plutôt de multiples dimensions) de la revue qui mérite d’être spécialement saluée. Tout à la fois parce que Critique a, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, su faire le constat que le lecteur cultivé ne serait plus le lecteur « polyglotte » qu’il avait été dans les décennies et les deux siècles antérieurs, pour des raisons politiques (dans le rapport à l’Allemagne et à l’Espagne en particulier), mais aussi, beaucoup plus généralement, parce que l’anglais affirmait rapidement son hégémonie et que l’apprentissage des langues devenait celui d’une communication et non plus d’une lecture ; et qu’il fallait lire pour ce lecteur ; mais qu’il ne fallait pas pour autant renoncer à cette ouverture internationale, et d’abord européenne. Peut-être la revue est-elle encore aujourd’hui, de ce point de vue, un pari pour l’avenir.

 

Benjamin et Pierre Antoine Fabre

 

 

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