Critique Memories #9

Pour Peter Szendy, outre ses sentiments d’admiration fascinée pour Critique, la revue demeure un espace critique remarquable, authentique, rare et préservé. 

 

 

Critique Memories #9

Critique : une écologie de la lecture 

 

 

 

 

Critique ce seul mot sans phrase, ce titre, écrit en capitales noires sur une couverture blanche, m’aura sans doute d’autant plus fait rêver qu’il se prête à tant de lectures.

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On peut entendre Critique comme un nom, comme un adjectif, voire comme un verbe, conjugué à la deuxième personne de l’impératif [1]. L’injonction (critique !), la profession (celle de la ou du critique), la réception (le compte-rendu critique d’un ouvrage), le questionnement des conditions de possibilité (l’entreprise critique kantienne)… : qui sait lesquelles de ces multiples portées du mot résonnaient en moi lorsque j’ai pour la première fois feuilleté un numéro de Critique (l’un des premiers que j’ai dû prendre en main, dans les rayons de la librairie Compagnie, rue des Écoles, là où se côtoyaient des exemplaires anciens mis en vente, c’était sans doute celui consacré à L’œil et l’oreille, en 1981).

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Je pense aujourd’hui à cette belle histoire française qu’est l’histoire de Critique. J’y pense en écrivant ces lignes depuis les États-Unis où j’enseigne et où les débats autour du mot de « critique » font rage. On en parle sans article défini ni indéfini : critique (allongez le i de la dernière syllabe) est le sujet ou l’objet d’innombrables phrases qui sont bien souvent des variations sur une question posée par Bruno Latour dans le titre de son article publié en 2004 par la revue Critical Inquiry, à savoir : Why Has Critique Run Out of Steam ?

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La question de Latour est sans détours : il ne s’agit pas de savoir si la critique est épuisée, mais pourquoi elle l’est(en commençant à traduire ses mots anglais, je suis obligé, en français, de préciser le genre : le ou la critique).Ce diagnostic, qui semble donc assuré et qui a été repris en chœur depuis, procède pourtant par des rapprochements pour le moins cursifs (on supposera qu’ils tirent leur efficace rhétorique précisément du choc de l’inattendu) ; ainsi : « Qu’est devenue la critique quand la DARPA [l’agence américaine pour les projets de recherche avancés dans le domaine de la défense] utilise […] le slogan baconien Scientia est potentia ? N’ai-je pas lu ça quelque part chez Michel Foucault ? […] Est-ce que Surveiller et punir est devenu le livre de chevet de Mr. Ridge [Tom Ridge, qui était à l’époque le secrétaire d’État américain à la sécurité intérieure] ? [2] »

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À coups de juxtapositions de ce genre, le lecteur devrait se laisser convaincre de l’épuisement (ou pire : de la complicité suspecte avec le pouvoir) de ce que l’on entasse, sans s’embarrasser de distinctions, dans un contenant commode nommé critique, à savoir :« des gens comme Nietzsche et Benjamin », par exemple, ou encore « les bombes à neutrons de la déconstruction » (sic, p. 230).Que la déconstruction, notamment, ait été justement « une déconstruction de la critique [3] », voilà qui ne semble nullement arrêter Latour : pourquoi prendre le détour d’une lecture des textes quand le slogan suffit ?

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Critique (qui a publié en 2012 un beau numéro intitulé Bruno Latour ou la pluralité des mondes) reste précisément à mes yeux l’un des rares espaces où la lecture peut compter sur un écosystème qui admet la durée des tours et retours, qui n’est pas voué à la consommation de marques intellectuelles, de logos du type « Foucault » ou « déconstruction ». Veut-on déclarer obsolètes le charbon et la vapeur (steam) de ce que l’on croit être la vieille critique ? Encore faudrait-il le faire sans les remplacer par des packagings en plastique jetable. L’écologie de la lecture en souffre.

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Bataille avait d’abord songé à baptiser sa revue Critica, un titre pensé depuis le neutre pluriel latin qui signifie « philologie [4] ». Dans l’intitulé qui s’est finalement imposé — Critique —, on n’entend plus vraiment le neutre, mais plutôt l’oscillation infinie et infiniment rapide entre le masculin et le féminin.

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Qu’est-ce que cette oscillation ? Entre quoi et quoi ?

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Imaginons : le critique, celui ou celle qui écrit des critiques ou des comptes rendus, ne cesserait de s’effacer au profit de la critique, de la pratique questionnante, de la lecture qui ausculte ce qu’elle lit ; et inversement, lorsque celle-ci tend à devenir un genre, lorsqu’elle se fige dans des protocoles ou des diagnostics assurés, on aimerait penser que la critique (la discipline, le champ critique) puisse prêter l’oreille à ce qu’on appellerait le critique, cette fois non pas pour nommer le praticien ou le professionnel des critiques, mais plutôt pour viser l’instance critique au cœur de la critique.

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Pourra-t-on entendre ce syntagme : « le critique », comme on entend « le politique » ?

C’est cette possibilité fragile et puissante à la fois que Critique, je crois, préserve mieux que tant d’autres espaces critiques.

 

Peter Szendy

 

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[1]. Cf. Sylvie Patron, « Le nom de Critique », dans Manières de critiquer, textes réunis par Francis Marcoin et Fabrice Thumerel, Presses universitaires d’Artois, 2001, p. 202.
[2]. Bruno Latour, « Why Has Critique Run Out of Steam ? », Critical Inquiry, vol. 30, n° 2, hiver 2004, p. 228 (ma traduction).
[3]. Jacques Derrida, Points de suspension, Galilée, 1992, p. 226. En 1972 déjà, dans Marges — de la philosophie (paru aux Éditions de Minuit dans la collection… « Critique »), Derrida se demandait : « Si la valeur d’autorité demeurait au fond, comme celle de critique elle-même, la plus naïve ? »
[4]. Sur l’histoire du titre de la revue, je renvoie de nouveau à Sylvie Patron, « Le nom de Critique », p. 200-201