Les bénéfices de la publication en revues, par Jean-Jacques Nuel

Écrivain, éditeur (Le Pont du change), blogger, Jean-Jacques Nuel a publié, au long d’une quarantaine d’années d’écriture, dans des centaines de revues françaises et francophones, grandes et petites… Aujourd’hui, il dresse un constat morose de cette participation répétée à l’infini : “à quoi bon ?” semble-t-il suggérer. À Ent’revues, bien sûr, ce point de vue nous paraît contestable, appeler de nombreux contre-exemples, être corrigé par le destin de tant d’auteurs dont la dette à l’égard des revues est considérable. Cette conviction est celle qui anime nos actions et plus encore la travail de La Revue des revues. C’est précisément sur ce désaccord que nous avons plaisir à publier le texte de Jean-Jacques Nuel dans une rubrique qui porte justement son nom “Libres propos”.

Que gagne-t-on à publier des textes dans des revues littéraires ? De la reconnaissance, de la célébrité, de l’argent, un passage facilité vers l’édition ? Quelles en sont les éventuelles retombées ? Une question que doivent se poser tous les auteurs débutants. Et une question que je me posai encore récemment, en recevant un message d’une revue – de bonne réputation et bien établie dans le paysage poétique – m’annonçant la publication de l’un de mes textes dans son dernier numéro.

Je ne sais pas trop ce que l’on gagne, mais une chose est sûre : on gagne de moins en moins. Au pire, pas même un exemplaire gratuit en tant qu’auteur ! Pas même un justificatif ! Dans son message, la responsable de cette revue (que j’avais connue plus généreuse en des temps plus anciens) m’indiquait que j’avais la possibilité d’acheter un ou plusieurs exemplaires auprès du trésorier, à un prix préférentiel spécial auteurs. L’année précédente, la même offre m’avait été faite par une autre publication poétique, qui m’avait demandé d’acheter le numéro auquel je participais.

D’autres revues omettent tout simplement de prévenir l’auteur que ses textes ont été retenus et publiés. J’ai ainsi découvert par hasard ou par le truchement de l’internet certaines de mes publications – oubli qui peut être le fait d’une négligence ou d’une mauvaise organisation. Je n’oublie pas que ces périodiques reposent sur le bénévolat et la bonne volonté des organisateurs, ce qui peut expliquer un manque de professionnalisme. Dans ces derniers cas, j’ai pu obtenir un exemplaire en le réclamant.

En France, selon un principe tacite et admis, les collaborateurs des revues littéraires ne perçoivent ni rémunération, ni droits d’auteur. Pour une raison essentiellement économique : ces périodiques de faible diffusion reposent sur un comité de rédaction bénévole et ne disposent que d’un maigre budget – contrairement aux magazines, au plus fort tirage, qui rétribuent les articles selon leur nombre de signes.

Il en va autrement dans d’autres pays, notamment au Québec, mœbius141où, pour chacune de mes collaborations à Mœbius, la revue m’a fait signer un contrat puis m’a envoyé un chèque.

Jusqu’à des temps récents, sauf rare exception, les revues littéraires envoyaient au moins un exemplaire justificatif à l’auteur (parfois deux), pour le remercier d’avoir participé au numéro. C’était de l’ordre du geste et de la bonne pratique. Et de la logique : une revue n’existerait pas sans ses auteurs, qui sont sa raison d’être et fournissent la matière de ses pages. Certes, le responsable de la publication exerçait souvent sur l’heureux auteur élu une amicale pression pour prendre un abonnement, ou pour acheter quelques exemplaires supplémentaires ; de telles sollicitations sont normales et compréhensibles quand on connaît les difficultés financières que rencontrent les revues. Pour ma part, quand on ne me forçait pas trop la main, j’ai pris de nombreux abonnements pour soutenir le monde fragile des périodiques littéraires.

L’envoi d’un exemplaire justificatif ne semble donc plus aujourd’hui une règle intangible. Cette nouvelle pratique, heureusement marginale, qui consiste à faire payer les auteurs pour leur envoyer la revue, est choquante et difficilement admissible ; elle apparaît comme une forme minimale de compte d’auteur. Je n’ignore pas les difficultés que rencontrent les animateurs de revues (comme les petits éditeurs), mais la dureté des temps ne justifie pas tout.

Le moins que l’on puisse exiger d’un directeur de revue, comme du responsable d’une anthologie ou d’un almanach, c’est qu’il envoie un exemplaire justificatif gratuit aux auteurs du numéro. Ce principe devrait être adopté par tous et faire partie d’un code des usages partagé.

Ces réflexions et ces petites contrariétés ont été pour moi l’occasion de faire un bilan de mon « passage en revues ». Depuis mes débuts dans la littérature, le monde des revues m’a passionné ; je voyais en elles un laboratoire des écritures, une pépinière de nouveaux talents, un lieu d’échanges et d’informations, même si certains titres m’apparaissaient trop fermés sur une chapelle, d’autres au contraire trop ouverts au tout-venant. La difficulté pour l’animateur d’une publication est de concilier ouverture, accueil de nouvelles écritures, ligne éditoriale cohérente et exigence de qualité. Pour aider les créateurs de périodiques dans leurs formalités règlementaires, j’ai rédigé, à la demande du Calcre, un guide pratique, La Revue, mode d’emploi, publié en 1999 et réédité par L’Oie plate en 2006. Dans le magazine Écrire & Éditer, aujourd’hui disparu, j’ai tenu longtemps une chronique des revues littéraires. Pris par le virus, j’ai créé ma propre revue, Casse, bimestrielle puis trimestrielle que j’ai animée sur 21 numéros de 1993 à 1996 – soit en des temps plus favorables pour les périodiques, puisque je dépassais les 200 abonnés, ce qui semble assez rare aujourd’hui.casse

Je ne saurais faire le compte exact de mes collaborations en revues (papier ou en ligne), mais le nombre est proche de 400. Le tout sur quarante ans, tout de même ! Une trentaine de textes d’humour au magazine Fluide Glacial (mes seules collaborations en France à être payées), une centaine d’articles critiques, et plus de 250 textes de création répartis sur une centaine de titres. J’ai eu la chance d’être accueilli dans de grandes revues, L’Infini (Gallimard), L’Atelier du roman (Flammarion), Europe pour quelques articles, les revues de nouvelles Harfang ou Nouvelle Donne, les revues canadiennes Mœbius, XYZ ou belges (L’Arbre à paroles, Le Journal des poètes, Archipel, Traversées…) ou de belles revues françaises comme Le Paresseux, Arpa, Midi, Triages, N47

Qu’en ai-je retiré ? De grandes satisfactions ponctuelles, assurément. Paraître au sommaire d’une revue renommée, entre des noms reconnus ou admirés, est un encouragement pour un jeune auteur, et une joie pour tout écrivain. Une joie redoublée quand l’objet est bien réalisé, de belle facture et illustré par de talentueux artistes. Cependant, pour un auteur, le plaisir de publier un livre (devenir pleinement auteur et non co-auteur) sera toujours infiniment supérieur à celui d’une collaboration en revue. Un livre demeure ; un numéro de revue, soumise à la périodicité, tient de l’éphémère.

En fréquentant ce microcosme, j’ai fait aussi des découvertes, j’ai noué des échanges littéraires avec d’autres auteurs. Ai-je gagné un lectorat ? Rien n’est moins sûr. Je pense que les revues ont fait circuler mon nom (« On vous a vu au sommaire », « Votre nom me dit quelque chose ») mais ne m’ont pas apporté beaucoup de lecteurs. Le public des revues littéraires s’est beaucoup réduit ces dernières années, et l’avènement de l’internet n’est pas la seule raison de cette désaffection. Qui les lit vraiment, à part une poignée d’abonnés, les animateurs d’autres revues et les chroniqueurs chargés d’en rendre compte ? Leur public comprend davantage d’auteurs intéressés par la publication de leurs propres textes (et qui n’ont parfois pas même la curiosité de découvrir leurs voisins au sommaire !) que d’amateurs désintéressés de littérature. Le milieu reste étroit, confidentiel.

On dit aussi que la publication en revues serait une porte d’entrée vers l’édition. Une stratégie pour être remarqué par un grand éditeur. On cite quelques cas. Je ne l’ai malheureusement jamais vérifié. Si j’ai trouvé des petits éditeurs pour mes manuscrits, c’est en leur envoyant directement mes œuvres, et je ne pense pas que mon abondante « bibliographie revuistique » ait pesé de quelque poids dans la balance.

Avec le recul de toutes ces années, je pense que la collaboration aux revues est une expérience enrichissante, mais les auteurs doivent se garder de bien des illusions sur les retombées de leurs publications.