Archives et histoires de revues

[éditorial]

par Olivier Corpet
1993, in La Revue des revues no 16

En préservant leurs archives, les revues prennent des gages sur la postérité. Certes, de leur vivant, les revues, surtout les plus créatrices, ont autre chose à faire, toutes absorbées qu’elles sont par leurs exigences éditoriales, que de se préoccuper du sort futur de leurs archives. Et de fait, seules quelques unes d’entre elles, qui ont atteint notoriété et longévité, et sont devenues au fil du temps de véritables petites entreprises d’édition avec une administration et du personnel, ont laissé derrière elles des archives significatives.
Certaines de ces archives sont désormais accessibles aux chercheurs et constituent un champ d’investigation permettant de reconstituer la vie économique, éditoriale ou intellectuelle de ces revues – c ‘est le cas, par exemple, des archives d’Esprit, des Nouvelles Littéraires, de la Revue des Deux Mondes, ou de la Revue de Synthèse, récemment confiées à l’institut Mémoires de l’édition contemporaine (IMEC). En revanche, pour d’autres revues, en fait pour le plus grand nombre, dont certaines célèbres et fameuses, non seulement les archives ont été dispersées, voire détruites ou perdues, mais il est même parfois difficile d’accéder à des collections complètes de la revue elle-même. En ce cas, le chercheur doit se contenter d’analyses de contenu limitées aux seuls textes et auteurs publiés, sans pouvoir accéder aux documents qui témoignent des conditions dans lesquelles ces textes et ces auteurs ont été portés aux sommaires des revues en question. Il risque alors de se livrer à des analyses et interprétations fondées trop exclusivement sur l’explicite de la revue étudiée et de faire l’impasse sur les processus implicites et souvent fort complexes (car liés étroitement aux passions, conflits, alliances, contradictions des revuistes impliqués) qui ont organisé la fabrique éditoriale de la revue.
Or, l’histoire d’une revue ne se résume pas à ses index – et nombre d’études de revues, limitées à ce matériau, ont hélas manqué leur objet. Faute d’intelligence parfois, faute d’archives souvent. Et ce ne sont pas les souvenirs quelquefois complaisants ou la mémoire sélective des revuistes, ou même les quelques correspondances trop bien choisies que ceux-ci ont conservées, qui peuvent pallier cette absence d’archives. Seules celles-ci, abondantes et plurielles, surtout à une époque où l’usage du téléphone n’avait pas encore aboli celui du papier à lettre, peuvent permettre de reconstituer la trame de la vie quotidienne d’une revue, et de comprendre les mécanismes subtils de son auto-production. Afin que cette reconstitution permette une re-naissance, un re-surgissement dans la mémoire d’une époque – la nôtre – par trop oublieuse de ses origines et de ses dettes.
C’est ce qui est arrivé aux Cahiers du Sud dont Jean et Marcelle Ballard, prévenants et précautionneux, ont su conserver les archives et les offiir à la Ville de Marseille, qui a mis plusieurs années à prendre la mesure de ce cadeau exceptionnel mais empoisonné. En effet, des archives délaissées ne sont qu’un encombrant tas de papiers que seule une exploitation inventive (une « valorisation » dit-on aujourd’hui, sans grâce) peut transformer en un patrimoine vivant. Voilà désormais qui est chose faíte pour les Cahiers du Sud, au terme d’une longue séquence de manifestations diverses : une exposition rétrospective et son catalogue, des films, des débats et des publications, notamment des numéros spéciaux de revues contemporaines qui, chacune à leur manière, ont voulu dire ou reconnaître leur filiation avec les Cahiers. Action poétique, Agone, If et Sud (voir leurs annonces dans ce numéro) ont ainsi prolongé – par un numéro, un état d’esprit ou d’écriture – l’histoire des Cahiers.
Elles se sont en quelque sorte, après Mantéia, Banana Split ou Dock(s), inscrites dans cette trace sans pour autant (sauf pour Sud) s’en revendiquer héritiers ou continuateurs. Peut-être même pour s’en libérer…
Pour sa part, Entrevues a tenu à s’associer à cette « commémoration » en organisant, sur place, à Marseille, le 4e Salon de la Revue : manière de souligner que l’actualité des revues s’inscrit dans l’histoire de celles-ci. Un colloque international sur « Les Hommes de Revues », organisé en collaboration avec l’Institut Mémoires de l’édition contemporaine, s’est tenu dans le cadre de ce 4e Salon (les actes seront publiés en 1994). Sans oublier bien sûr la première histoire des Cahiers du Sud réalisée à partir de l’exploration systématique de leurs archives que publie Alain Paire : Chronique des Cahiers du Sud (IMEC Éditions, 1993).
Car tel était bien l’enjeu de tout ceci : pas seulement l’homme Ballard (à l’occasion du centenaire de sa naissance), pas uniquement, non plus, les Cahiers du Sud, mais d’abord, surtout, le couple indissociable qu’ils formèrent ensemble : un homme et sa revue. Un étrange composé au coeur de la plupart des histoires de revues.
Ce numéro de La Revue des Revues – contrairement à nos habitudes et préférences, puisqu’il s’agit d’un numéro spécial – ne vient pas clore cette séquence commémorative, mais veut au contraire ouvrir plus grand encore les portes du chantier Cahiers du Sud en montrant qu’après ces différentes manifestations, et leurs effets médiatiques retombés, le travail doit absolument se poursuivre pour tirer de ces archives si fécondes tout leur suc. (Faisons ici mention toute particulière du projet de la bibliothèque Saint-Charles à Marseille, où se trouve le fonds des Cahiers du Sud, d’un index complet de la revue, et des archives en espérant qu’il sera vite mené à son terme.) Les différents extraits de correspondance choisis pour ce numéro, l’hommage au rôle de Georgette Camille, ainsi que ces éphémérides de 1941, n’ont d’autres ambitions que de souligner précisément l’importance de toute cette partie immergée de la vie des revues, que seules les archives peuvent dévoiler. Ils soulignent également que les textes refusés, les auteurs écartés ou manqués, les numéros inaboutis, les relations amicales (ou amoureuses), les hostilités sourdes ou les conflits ouverts, les influences souterraines et manoeuvres dans l’ombre font également partie intégrante (et parfois déterminante) de l’histoire d’une revue. Car chaque revue, ainsi que l’écrit Jean Duvignaud en préface au livre d’Alain Paire, est bien une «phénoménologie vivante ».
Derechef : sans archives, l’histoire des revues reste une entreprise précaire.


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