La Moitié du fourbi

par Yoann Thommerel
2015, in La Revue des revues no 54

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Alors que paraîtra dans quelques semaines le second numéro de La Moitié du fourbi, une revue papier de 112 pages, de 16,5 sur 22 cm, vendue au prix de 14 euros, et « à propulsion bi-annuelle », regardons de près le premier : Écrire petit. Autour de cette proposition se cristallise un sommaire équilibré, mi-attendu mi-suprenant, de textes de création et de commentaires critiques scrutant, interrogeant et confrontant quelques œuvres ou pratiques d’écriture tirées du passé. Dans la première catégorie (création), saluons une attention marquée à la poésie et aux littératures chercheuses, et signalons, parmi d’autres, les contributions de Jacques Jouet ou de Sylvain Prudhomme, excellentes. Ce dernier, dans un geste tout pérecquien, a eu l’idée de composer à partir de quelques-uns de 500 000 SMS – forme concise par essence – envoyés pendant les 24 heures comprises entre l’aube du 11 septembre et celle du 12 septembre 2001. Ces messages, épluchés par les agents de la puissante National Security Agency, avant que ne les rendent publics les hackers de WikiLeaks, sont toujours disponibles en ligne et deviennent là matière d’une étrange et saisissante poésie du « bruissement de la vie ». Dans la seconde catégorie (analyse), et sans surprise, les microgrammes de Robert Walser sont plusieurs fois convoqués. À partir de 1917-1919, l’écrivain et poète suisse de langue allemande se mit à couvrir ses feuillets au crayon d’une écriture de 1 à 3 millimètres, se recroquevillant dans l’acte d’écrire alors même que se déployait sous sa mine les territoires immenses du récit de ses promenades, dessinant mille trajets, comme autant de fils conducteurs pour des rencontres, des idées, des notes. Écrire petit pour gagner en force et en amplitude, un mouvement que l’on retrouve chez Walter Benjamin, dont Zoé Balthus rappelle le penchant micrographique, citant Jean Selz, qui l’avait aidé à traduire les premiers fragments d’Une enfance berlinoise vers le français. Ce dernier avait été frappé par toutes « les notes qu’il inscrivait sur ses petits carnets de cette écriture si minuscule qu’il ne trouvait jamais une plume assez fine pour la tracer, ce qui l’obligeait à écrire en posant le bec de la plume à l’envers sur le papier ». Une écriture manuscrite à la recherche du petit, des feuillets qui reflètent dans leur matérialité même un mécanisme mémoriel à l’œuvre dans l’élaboration de la pensée de Walter Benjamin. Zoé Balthus cite des fragments tirés de ses archives : « C’est dans les plis d’abord que niche l’authentique dont il s’agit : telle image, tel goût, tel toucher pour lesquels nous avons divisé, déployé tout cela ; et voici que le souvenir passe alors du petit au tout petit, du tout petit au minuscule et de plus en plus augmente en puissance ce qui, de ces microcosmes, vient vers lui. » En consacrant son premier numéro à cette question du petit, La Moitié du fourbi semble répondre en creux, et avec beaucoup de talent et d’élégance, à cette question cruciale qui devrait s’imposer à tout animateur de revue : à quoi bon encore une nouvelle revue ? La réponse apportée ici est claire : oser le petit – microédition, autodiffusion, précarité économique – c’est prendre le risque de l’invisibilité, certes. C’est surtout chercher cette force rare, celle de tous ceux qui dans l’art misent sur une authentique vitalité. Celle de tous ceux qui, dans l’édition, ont fait du do it yourself un gage de liberté et d’indépendance.


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