Papier Machine

par Jérôme Duwa
2015, in La Revue des revues no 53

Commencez par une série de dix pompes ; ensuite, vous serez à même d’entrer dans le vif du sujet de cette revue qui nous vient de Bruxelles et opte pour le souffle, comme « mot invité ». Le grand sociologue de l’école de Chicago, Howard S. Becker, revient sur sa propre expérience en la matière. Comment passer d’une respiration « sans y penser » à une respiration consciente ? La vérité du souffle s’éprouve sur un tapis de gym à quelques centimètres du sol, dans le rythme harassé des inspirations/expirations, qui permettent à peine d’entendre encore la voix lointaine, mais indiscutable, de votre coach : « Fais-m’en encore deux ! ».
Après ce petit exercice physique, si vous doutez encore de la pertinence de ce thème, soit parce que vous êtes d’un naturel sportif et que dix pompes quand même c’est peu, soit que vous ne pouvez pas sans complications vous jeter à terre, il est conseillé de se rendre aux pages 78-79. Une consigne écrite verticalement sur la marge d’une double page blanche par Yohann Quëland de Saint-Pern donne tout à fait le ton de cette revue espiègle et subtile. Faites ce qu’on vous dit et laissez-vous aller à souffler sur la tranche de Papier Machine, dont la maquette, les photographies, les dessins sont d’un goût très sûr, c’est-à-dire impertinent à souhait et ménageant d’heureuses surprises. Pour ne pas déflorer le plaisir du lecteur, je ne dirai pas, par exemple, de qui est le photogramme, qui court tout au long des pages, jusqu’à ce que notre curiosité soit satisfaite à mi-parcours.
Mais on peut aussi commencer cette revue par le début, en suivant un autre mode d’emploi, en dix points, pour dix voyages en métro bruxellois. L’appel à la divagation urbaine proposé par Maud Marique a beau rappeler des expérimentations déjà anciennes de style oulipien, mêlées aux pratiques de la dérive, il n’en reste pas moins efficace et se lit aussi comme un mode d’emploi de la revue elle-même. En l’occurrence, le projet de Papier Machine incite à un voyage prenant pour seul horizon un mot envisagé comme une occasion d’escapades successives dans des styles les plus variés, de l’étude à la fiction (peut-être pas le point le plus fort), du prélèvement à la production plasticienne, du scénario à la BD.
On est par exemple très reconnaissant à Aldwin Raoul de nous entretenir du passionnant Dictionnaire des onomatopées françaises de Charles Nodier (1808) et de faire taire un peu ce « grand rabat-joie de la rêverie mimologique » qu’est Ferdinand de Saussure. Place donc au souffle poétique de ceux qui en ressentent les frissons. Qui dira à quel point peut nous émouvoir le mot « laps », si lapidaire et, en même temps, si traînant ? Jean-Patrice Courtois connaît cet animal lourd et agile : « Le souffle qui ne sait pas : le laps du poisson. »
Après une plongée dans un dessin tentaculaire et haletant de soupirs dû à Martin Wautié, on peut s’engager en souriant dans le cabinet de poésie ou saluer les Anciens en relisant notamment la préface de la revue Bizarre d’octobre 1967 : bel hommage à la ponctuation.

Ce point presque final, qui vient d’être écrit, ne désire d’ailleurs rien tant que s’abolir et se transformer en trois points de suspension, jusqu’au prochain numéro de Papier Machine qui se consacrera au mot Trappe.


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