Défense, invention, délivrance, oubli, ferveur (à propos de La Revue des revues n° 64)

Cette année 2020 est une année contrainte, étrange. Les empêchements divers n’ont pas découragé les revues de se créer, de paraître. Ainsi, La Revue des revues a respecté son calendrier semestriel.

 

Et puis une stagiaire opiniâtre nous a accompagné quelques semaines, découvrant l’univers des revues depuis l’université, la philosophie. Elle s’est livré à l’exercice du compte rendu, appliqué à La Revue des revues no 64 : nous vous le livrons ici, avec l’emphase et l’enthousiasme propre à la jeunesse : merci Camille.

 

Défense, invention, délivrance, oubli, ferveur.

Quand l’aventure des revues rejoint celle des femmes.

Faire la part belle aux expériences revuistes, retracer des vies de revues depuis leur création jusqu’au souvenir qui en subsiste, inaugurant un chemin à poursuivre, c’est un peu tout le projet d’Ent’revues et de sa Revue des revues. Ce faisant, Ent’revues célèbre les chemins nouveaux empruntés par les revues d’aujourd’hui. Mais un fil rouge de la revue demeure, celui de sa condition d’être-revue. Être une revue, c’est s’engager sur les voies incertaines d’un partage libre du sensible, indéfini par avance, disponible au possible. Cette liberté de principe fait donc face, dans son cheminement, aux difficultés pour se faire valoir, à des embûches dans la revendication de son existence. Heureusement donc qu’existe tout un monde de la revue. Un partage à plusieurs de cette condition et de ses valeurs. Heureusement qu’Ent’revues participe à diffuser la lumière sur ce monde : le faire voir pour le faire valoir. Être une revue c’est accepter d’être à la marge ; sachant qu’être à la marge n’est pas être marginal. La marge suit seulement un mouvement autre, sa propre vague, et ainsi touche différemment. L’enjeu de la revue est pour ainsi dire d’être loin des grands courants mais de submerger au bon moment. Et pour cela, il lui faut chercher sa visibilité, irrémédiablement marginalisée, afin d’être en mesure de partager ce qui la conduit et qu’elle reconduit : son fil rouge personnel qui tend vers autrui.

 

Ent’revues célèbre cet univers à la marge (qui toutefois puise au cœur du monde et du contemporain) dont chaque élément est une chose ambiguë entre le livre et le magazine, belle de sa définition presque impossible. Et dans sa globalité, la revue demeure bien souvent la laissée pour compte des étagères de librairies, des intérêts de l’édition et du public. Il me semble donc qu’il était fin de la part d’Entrevues de filer un numéro avec cette autre marginalité : la femme.

 

 

 

Femmes en revue, soixante-quatrième numéro de la Revue des revues, concentre un thème simple et gigantesque : des femmes et des revues. Quel(s) lien(s), quelle(s) corrélation(s), quelle(s) histoire(s) rattachent ces deux termes ? Le numéro met à l’honneur des femmes revuistes sans écourter son thème aux revues « pour femmes » (cela existe-t-il seulement ?). Témoignages, hommages et confidences se succèdent à travers divers portraits et expériences de femmes ayant animé le monde de la revue, comme Tiphaine Samoyault, Catherine Weinzaepflen, Christiane Veschambre, Anne Querrien, Christiane Chevigny ou Maryline Desbiolle. On lit aussi, embrassant un temps passé, des portraits de revues créées par des femmes, comme Petite, La Mètis, Land, Aires, ou encore l’emblématique Femmes. Et puis, l’horizon bien ancré au présent, on lit toutes ces aventures contemporaines que sont par exemple Cunni lingus, A littérature-action, Étoiles d’encre, L’autre, Spasme ou Critique d’art et toutes celles à découvrir dans ces « portraits de groupes avec femmes » questionnant les mille et unes couleurs de la création dans une équipe, plus ou moins choisie, de femmes – avant de donner la parole aux revues nouvellement créées, miroir hyper-actuel de ce numéro, comme Sœurs, Margelles et d’autres. Les pierres féminines de l’édifice revuiste sont ainsi mises en lumière contre la présence aveuglante de leurs consœurs masculines. Et de ce point de vue, le monde de la revue est symptomatique d’un ordre généralisé au monde de l’art, au monde tout court.

 

Alors c’est comme si, en évitant l’écueil de l’essentialisation facile, on glissait des revues à la revue, des femmes à la femme. Comme si tout simplement la condition de ce format d’expression nous rappelait les linéaments d’une autre et de son combat : revendiquer sa liberté (qui est condition d’existence et d’expression). Si le monde revuiste ne s’assimile pas d’un saut automatique au féminisme, la revue constitue toutefois et irrémédiablement un lieu propice à la parole féminine et féministe. Et plus largement, il semble même se révéler au sein de l’histoire de la revue une espèce de poétique. C’est-à-dire une certaine ligne (non figée et accueillant les variations) directionnelle, peut-être, mais en tout cas comme essentielle, méthodique, philosophique, se manifestant tout au long de cette vie historique, au XXe siècle comme au début de ce XXIe. Les mots de Christiane Veschambre, parlant de poésie, nous éclaire. On comprend le travail, la pensée et l’écriture revuiste seulement « si l’on entend par là toute écriture travaillant à sa liberté ». Pour cela, ce portique de possibles qu’offre le monde revuiste représente un puits de parole, d’écoute et de créativité à toute personne (d’habitude peu entendue) qui souhaite s’exprimer – d’où par ailleurs la forme mouvante et l’interdisciplinarité inhérente au monde revuiste et l’intersectionnalité du féminisme : « cette diversité révèle le nombre important d’artistes et de critiques femmes », rappelle Sylvie Mokhtari évoquant sa revue Critique d’art. Deux aspects, en regard du lien entre des femmes et la revue (et vice versa), me semblent donc émerger de ce numéro : la démarche créative d’un monde à mettre en œuvre et sa défense libératrice.

 

« Elles sont là ». André Chabin encense ce numéro sur la tonalité de l’espoir et d’une énergie particulière (féminine?) qui donne à la lecture l’envie d’avancer et d’y croire. Il n’y a plus à douter du travail des femmes, seulement à l’encourager, le rechercher et l’honorer. Si un numéro est entièrement consacré à cette relation, c’est qu’il est significatif d’une histoire et d’une dévalorisation, d’une minorisation, du travail associé à la femme, d’autant plus dans le domaine intellectuel et artistique, – celle-ci diminuée en petites mains quand l’homme s’approprie la tête. Alors voilà : c’est l’histoire des « faiseuses de revues » faiseuses de l’histoire des revues.

 

Le point d’accordage entre toutes les expériences du monde de la revue, et dont peut témoigner La Revue des revues dans chacun de ses numéros, est la notion de partage. Créer une revue c’est fabriquer un petit monde ouvert au grand et prêt à le façonner dans « l’espoir que caresse chacune d’entre elles de forger selon sa propre vision sa part du monde » (A. Querrien, « Profession : Faiseuse de revues »). C. Veschambre évoque un « désir renouvelé de compagnonnage » (« Un improbable petit peuple ») et pour A. Querrien de nouveau : « La revue est quelque chose que je fabrique avec des amis pour la tendre à des inconnus qui deviendront peut-être des amis (…) C’est l’institution d’une chaîne de significations qui vont se perdre au-delà du lieu d’énonciation et en modifier les frontières ». Au partage s’ajoutent donc l’échange, la rencontre, la confrontation. C’est, nous dit T. Samoyault, un « aller-retour dans les mots et les mondes que la revue recueille ».

 

« Femmes donc ou l’effacement », que constate André Chabin, n’a plus lieu. L’hommage rendu à la courte vie (mais haute en couleurs) que mena la revue Petite, fondée notamment par C. Veschambre, est un exemple de cette espèce d’affront subtile et moderne : « une revue de poésie comme Petite rassemble un (petit) peuple improbable, le fait « apparaître » là où tout fonctionne pour qu’il demeure invisible, inexistant aux yeux du monde dominant ». C’est tout l’enjeu et la portée du minuscule monde inventé et défendu par une revue : Petite revendique avec malice sa fausse modestie. Cette revue est plutôt symbolique de l’univers revuiste et de son pari : ces petits livres contiennent un monde, le monde revu, et tant de paroles. Décrivant le projet de la revue La Mètis fondée par M. Desbiolles, Martine Monteau rappelle son étymologie : la Mètis est une déesse grec, fille d’Océan et de Thétys, dont la singularité est « sa prudence avisée qui exige souplesse, polymorphe, duplicité, équivoque ». Ce n’est pas sans rappeler le jeu de la forme propre à l’imagination des revuistes. Ce n’est pas sans rappeler non plus que la Mètis est une femme et que dans son nom se tient la ruse : « elle cherche à encercler, à lier le composite, le mouvant pour les donner en pâture aux mots. La ruse est peut-être dans l’échange ». Alors ce jeu est une virtuosité qu’on a associée, en Occident mais pas seulement, à la mythologie du danger féminin et de son poison. Or, la ruse et la prudence se combinant, cela produit un regard fin, habile et apte à s’engager dans la complexité ; une revue est ce maillage.

 

 

L’article d’Anne Mathieu rendant hommage à la revue Femmes dans l’action mondiale, présente la genèse de cette revue et de sa lutte pour les droits des femmes auxquelles elle s’adressait. Sa vertu est énergisante, électrifiante : la revue produit des prises de conscience et l’entreprise d’actions. Alors qu’elle proposait des contenus habituellement féminins comme des recettes ou des astuces ménagères, elle glissait également, imbriquée dans la phrase, une considération politique, humaniste, internationale. De ce point de vue, la revue est une action politique silencieuse, elle ouvrait à la considération et à la préoccupation du monde, sous l’évidence insufflée d’une sororité. Et c’est pour cela que cette revue est profondément politique, au sens le plus social du terme. La revue impliquait les femmes (des mères, des filles, des ouvrières pour beaucoup) aux problématiques du monde et participait pleinement à l’interrogation de ces problématiques : ce sont des femmes dans l’action mondiale, des femmes agissantes pour autrui, combattant des injustices et défendant des minorités (en particulier les enfants de pays en guerre). Combat mené par les actrices de cette revue, de grandes figures comme Gabrielle Duchêne, Edith Thomas, Bernadette Cattanéo… La revue est aussi un lieu de réflexion politisée, de sensibilisation aux questions du temps et cela inscrit la revue dans l’écriture libératrice. Ce combat étant intrinsèquement féminin, « dans l’action mondiale » finit par se comprendre dans le sobre et grand « Femmes » prôné en haut de couverture.

 

Cette force de la revue, navire de liberté et refuge en même temps, est évidemment encore d’actualité. Isabelle Samoyault l’affirme, c’est « un art du temps ». Être revuiste, c’est être artiste du temps car les revues « naissent toujours du désir de changer quelque chose dans le temps ». Désir de participer au temps présent, et même si l’on se réfère au passé, l’impact et l’intérêt sont toujours contemporains. Cet art du temps contenu dans le petit espace de la revue est en cela émancipateur. A littérature-action entend « partager des voix (…) qui ne pouvaient pas se faire entendre ». Vecteur et mise en forme des cris inaudibles et des voix coupées (c’est l’œuvre de la littérature, sommes toutes), l’art d’être revuiste nécessite souvent le « tempérament du militant [car] une revue demande engagement, dévouement – voire abnégation –, fidélité, obstination », tant pour faire valoir ce qu’elle est que ce qu’elle dit, ou qui elle fait dire. Ayant circonscrit son action au dialogue franco-algérien, le comité de la revue précise avoir « favorisé des écritures de femmes, dominées parmi les dominés ». Tout comme celui d’Étoiles d’encre et de bien d’autres revues encore, le projet de A littérature-action est une écriture travaillant à sa liberté, au cœur d’un espace, petit mais, libre d’expression et d’action. La diversité est en cela le cœur vibrant de nombreuse revues contemporaines, à travers les idées de transculture, de transrevue (Talweg), de tolérance et à l’instar d’événements comme « Citoyennes de la diversité » lancé à Limoges par A littérature-action en 2015. Un projet commun à un très large pan de la revue peut s’exprimer dans les mots de Cunni lingus proclamant une « réappropriation par la langue et le langage de celles qui n’en sont encore qu’un cas particulier », si l’on élargit le langage à tout art d’expression que peuvent contenir les pages des revues.

 

Ainsi, « devant la machine à écrire (…) les aspirations sont les mêmes que dans les usines : du pain et des droits » (« Femmes grévistes », Femmes dans l’action mondiale, juin 1936, cité par A. Mathieu). Le droit à l’expression, la contestation, l’intégrité, la liberté. Le droit d’être une femme et d’écrire avec la liberté de tout écrivain. Le droit d’écrire avec ou sans féminité dans la même légitimité. Que la poésie et la politique transcendent ces conditions et que le fruit de l’œuvre soit la liberté. Ces expériences de revuistes, femmes, participent à l’écriture de l’histoire commune des revuistes ensemble, et du monde entier. Et cette poétique de la revue se meut et fluctue toujours, y compris dans le temps faussement arrêté de nos actualités. Alors si la revue traverse le temps, vivant à cœur ses douleurs, ses bonheurs et ses combats, elle a compris qu’assumer sa marge c’est la surpasser – écho d’une autre histoire, n’est-ce pas ? Et pour reprendre, enfin, les mots de C. Weinzaeflen : ne craignions pas de nous projeter !, pour qu’« ensuite, notre aventure [ait] été une grande joie ».

 

La Revue des revues no 64

 

Camille Florance