Le Maghreb des revues : Al Fikr, Naqd et Prologues à l’honneur

En marge de la 34e Foire Internationale du Livre de Tunis (6-15 avril 2018), la Bibliothèque Nationale de Tunis a invité, samedi 14 avril 2018, trois intellectuels à raconter les itinéraires des revues qu’ils ont créées et animées : Al Fikr a été présentée par Béchir Ben Slama, Naqd par Daho Djerbal et Prologues/Mouqaddimat par Mohamed-Sghir Janjar. Kmar Bendana livre aux lecteurs de Prologues un bref compte-rendu de l’évènement et ses réflexions d’historienne de la culture sur le rôle des revues dans la production et la circulation des idées au Maghreb.

 

Les revues sont en effet souvent un point aveugle dans les études sur la vie intellectuelle, littéraire ou scientifique. Elles sont pourtant l’espace où s’élaborent les idées, où se préparent les œuvres, où les auteurs se frottent à la réception des lecteurs, où des poètes publient des textes épars, où l’on trouve des traductions des littératures étrangères, où certaines connaissances spécialisées sont vulgarisées… Les revues sont également un lieu d’engagement dans la mesure où le travail qui sous-tend leur existence fragile et éphémère est un travail de fourmi, obligatoirement collectif qui baigne dans l’anonymat et se dissout avec la disparition du titre. Raja Ben Slama, directrice de la BnT et organisatrice de l’hommage introduit la manifestation en soulignant cette particularité de l’effort « revuiste » et la persévérance des chevilles ouvrières veillant à la préparation de chaque livraison.

 

La tunisienne al Fikr, une longévité à l’ombre du pouvoir bourguibien

 

Béchir Ben Slama, fondateur et animateur de la revue Al Fikr (1955-1986), commence par relier la naissance de cette revue à l’antécédent An–Nadwa (fondée par Mohamed En-Nayfar en janvier 1953, 34 numéros) dont Mohamed M’zali (1925-2010, plusieurs fois ministre de Bourguiba) réalise le dernier numéro. Formé à la philosophie à l’université de La Sorbonne et enseignant, ce dernier adjoint au projet de fondation d’Al Fikr Béchir Ben Slama son collègue au lycée Alaoui de Tunis, qui en sera le rédacteur en chef tout au long de ses trente et un ans d’existence.

 

 

L’un et l’autre signeront les éditoriaux de la revue et concevront une série de numéros spéciaux (dont un sur l’Islam en 1966) en s’appuyant sur un comité réuni tous les samedis après-midi dans un bureau attribué par l’Association des Anciens Elèves de Sadiki. Al Fikr publie plusieurs plumes débutantes comme Hichem Djaït, Ezzedine Madani… et des réflexions qui ont montré plus tard leur pertinence (le vide idéologique et la perspective du rôle de l’Islam). A l’époque, la typographie et l’élaboration de chaque numéro nécessitait un long travail de vérification entre la rédaction et l’imprimerie. Bourguiba disait de la revue qu’elle le servait mieux qu’une ambassade.

 

La revue cesse de paraître en 1986. En 2015 et pour les soixante ans de la revue – célébrés dans l’indifférence des autorités – Béchir Ben Slama rédige un manifeste. L’année suivante, il met au point un index par matières, un outil qui permet de voir l’importance des sujets traités et ne manquera pas de servir aux futurs chercheurs.

 

L’algérienne Naqd et les tumultes de l’Histoire 

 

 

Daho Djerbal inscrit Naqd (37 numéros parus depuis 1991) dans l’histoire contemporaine algérienne : le passage à l’indépendance, la décennie noire et l’arrivée d’Internet. Dans la transition brutale entre la colonisation et l’indépendance, l’Université d’Alger (née en 1909, considérée comme la deuxième université de France, notamment pour le droit et la médecine), a dû affronter les vides dans la production et la transmission du savoir comme elle devait revenir sur le regard et les bases épistémologiques de la connaissance sur la société algérienne. Vers la fin des années 1980, on sentait la « montée des périls » : progression des islamistes, développement des mouvements identitaires berbères, suppression des libertés…

Douze intellectuels et universitaires algériens se rassemblent autour du besoin de réfléchir aux symptômes inquiétants. Le 1er numéro de Naqd (décembre 1991-février 1992) coïncide avec l’interruption du processus électoral par le coup d’Etat militaire et la 1re Guerre du Golfe. De semestrielle, la revue devient annuelle avec l’arrivée du terrorisme. Deux professeurs de médecine (Boussebsi et Bekhanfir) sont assassinés, avant de produire des travaux de terrain sur les formes de violence observées (inceste, agressions liées aux facteurs religieux ou à la consommation de drogues…). La nécessité de la réflexion critique trouvait des résonances dans Perspectives, (GEAST, 1963-1975) Souffles (1966-1973) ou Soual (créée par Mohamed Harbi et Menaouer Merrouche en 1982), considérées comme références par les animateurs de Naqd, soucieux d’interroger les réticences de la société algérienne à creuser les raisons profondes de la dissolution du lien social et le rapport au savoir (la revue invente le terme « épistémophobie »).

 

Indépendante du gouvernement (aucun abonnement officiel), Naqd vit sur ses ventes de librairie et a pu construire un vaste réseau d’auteurs du « Global South » avec une prédominance d’auteurs maghrébins (112 en 25 ans). Une convention signée avec la plate-forme européenne CAIRN permet aujourd’hui à 88 institutions publiques algériennes et 72 tunisiennes d’y accéder. Le pari de durer et de transmettre est gagné.

 

La marocaine Prologues/ Mouqaddimat, ancrage maghrébin et adaptation au web

 

L’aventure de Prologues (1993-2008) exprime une autre forme de résistance dans la durée puisqu’elle renaît en 2017, en format numérique et sous le titre Prologues. Le Maghreb des livres et idées. Mohamed Seghir Janjar remonte à la création de la Fondation du Roi Abdul-Aziz Al Saoud pour les Etudes Islamiques et les Sciences Humaines créée en juillet 1985 sous la direction Abdou Filali-Ansary. Une lettre d’information sert à diffuser des informations, des lectures et des commentaires de la production scientifique, en rapport avec les transformations sociales. La revue Prologues naît au sein de la maison d’édition Horizons Méditerranéens avec des capitaux différents et profitant d’un contexte marocain plus ouvert aux Droits de l’Homme et à l’idée maghrébine, après plusieurs expériences sous autoritarisme (Mohamed El Aziz Lahbabi et Afaq Ittihad kuttab al maghrib des années 1960 ; Souffles et son inspiration tiers-mondiste ; Athaqafa al jadida et Mohamed Bennis, années 1980).

 

Prologues se propose d’analyser la société avec une sensibilité maghrébine sur le modèle de la London Review of Books (née en 1980) et la New York review of books (fondée en 1963), à partir de lectures d’ouvrages du monde entier.

 

 

Avec le constat que l’usage de la seule langue arabe appauvrissait l’esprit critique et tournait le dos à la production scientifique élaborée en français aux débuts de l’université marocaine, l’idée d’une revue bilingue s’impose afin de conserver le débat au sein des élites et pour créer une passerelle entre les générations d’universitaires et d’intellectuels marocains. Par ailleurs, le principe de comparaison et l’ancrage dans le terreau maghrébin étaient des choix éditoriaux centraux.

 

En 15 ans, 684 articles paraissent ; 36% des 657 auteurs sont étrangers. Les Tunisiens Yadh Ben Achour, Abdelmajid Charfi, Mohamed Talbi, H’mida Ennaïfar, Ali Mezghenni, Amel Grami, Moncef ben Abdejellil…, représentants d’une islamologie moderne nécessaire après la Révolution iranienne et l’expérience algérienne, sont publiés par Prologues, et dont certains seront publiés ensuite par des éditeurs marocains. Un état des lieux sur les études sur la femme depuis Allal Al Fassi et une série de numéros spéciaux ont paru ; s’ils ont pu servir, ils n’ont pas entretenu les ventes, en chute libre.

 

 

Comme en Algérie et en Tunisie, les tirages passent de 3 000 à 2 000 puis à 1 000 en 2008, mal diffusés.

 

Prologues cesse de paraître en 2008. Elle reparaît après 10 ans et des transformations considérables : le paysage marocain se sature par les chaînes satellitaires et Internet sans que la société dispose d’une culture de l’écrit suffisamment forte pour favoriser le passage à l’écrit du web. Aussi la solution préconisée pour la formule de relance de Prologues/Mouqaddimat est-elle de s’adapter au nouveau lecteur. Il s’agit d’occuper la toile, avec des textes de moins de 6 000 signes par des approches comparatives, le but étant de déconstruire les évidences et d’instruire le débat public.

 

Etant donné que l’âge moyen des 300 revues marocaines est de 2 ans et demi, il faut souhaiter longue vie à Naqd et à Prologues/Mouqaddimat.

 

Outre qu’il a permis d’évoquer l’histoire, la force et la vulnérabilité de l’édition périodique au Maghreb, cet hommage aux trois revues a ouvert également les portes de l’avenir. Des collections complètes des revues Prologues, Naqd et Intersignes (directeur Fethi Ben Slama, Paris, 1990-2001) sont venues enrichir le fonds de la Bibliothèque Nationale de Tunis. La numérisation en cours et les échanges avec la Bibliothèque du Roi Abdul-Aziz Al Saoud à Casablanca (numéros manquants de la revue al Fikr) promettent de mettre à la disposition d’un plus grand nombre d’usagers des mines d’information, de connaissance et de réflexion sur les sociétés maghrébines en mouvement.

 

Kmar Bendana