« La vie conne et fine de Gustave F. » : un feuilleton collectif de La Mer gelée

Le temps du confinement oblige à des adaptations. On y invente, chacun à sa mesure, au gré de nos conditions et de nos contraintes, une manière inédite d’occuper le temps. On fait les choses autrement. On vit dans une espèce de suspens stupéfiant. Il en va de même de nos lectures qui se déploient dans un cadre inhabituel, dans une sorte de latence. On se confronte avec le vide, on fait face à une inquiétude vive.

 

 

 

On lit ou on relit des romans, chacun fouille dans son paysage intérieur et fait avec ce qu’il a sous la main. On pallie à ses manques, on rattrape des retards. On se confronte à nos piles de choses à lire. Et comme les livres, les revues s’accumulent, on y revient, comme au hasard du temps qui passe, au jour le jour. Nombreuses sont celles qui s’offrent à lire sous des formats inédits, en accès libre, numérique, pour ne pas rompre le lien avec les lecteurs. Ainsi, on pourra lire le dernier numéro d’Images documentaires ou d’Apulée on pourra se plonger dans Revue KA littéraire, L’Insatiable, Cabaret, le hors-SÉRI de REVU, des articles et des archives de Panthère première, ou bien Le Coquelicot… Initiatives généreuses, heureuses, bienveillantes… ,

 

Les écrivains interviennent dans l’actualité, ils prennent part aux évènements qui nous assaillent, contreviennent en quelque sorte à une sorte de stupéfaction. Les « journaux de confinement » se multiplient, les journaux ouvrent leurs pages à des écritures qui réagissent à la crise sanitaire actuelle, à ce qu’elle modifie de notre socialité. Avec plus ou moins de bonheur. Mais on ne s’appesantira pas sur leur part d’auto-centrement, d’impudeur ou d’inconscience. Elles participent d’une intervention du soi dans le réel, du surgissement de l’intime dans la sphère publique.

 

On comprend bien les raisons qui poussent à l’écriture et à la publication de ces journaux. Pour compter le temps, pour percevoir l’évolution, pour faire exemple ? Mais la nécessité de rythmer ce temps particulier du confinement, n’est pas à condamner parce qu’elle peut déborder ou laisser insatisfait, voire en colère. Elle peut emprunter d’autres formes, inventer d’autres modalités d’intervention pour questionner une situation donnée considérée dans un instant distinct. Les revues imaginent en permanence des manières de s’exprimer différentes. Parce qu’elles organisent un collectif, proposent une ligne éditoriale commune, parce qu’elles offrent un espace différent aux écrivains…

 

 

Ainsi, La mer gelée propose un feuilleton écrit à plusieurs qui, chaque jour, ajoute un épisode qui suit l’actualité : « La vie conne et fine de Gustave F. ». Publié sur tumblr, il décale le réel, ce qu’éprouve chacun, en diffractant le ressenti et la mise en scène de l’expérience commune en l’inscrivant dans une durée particulière et en en déportant l’autorité. Une expérience d’écriture collective d’un feuilleton (on pense à celle de Stand-by par Bruno Pellegrino, Aude Seigne et Daniel Vuataz aux éditions Zoé) qui contrevient donc à un certains nombres de défauts des interventions qui pullulent, met en avant un travail commun, propose une sortie de l’intime et réaffirme la nécessité de produire de la fiction pour vivre, faire l’expérience autrement de la réalité. Alors ça y va assez joyeusement, depuis les premiers arrêtés et les premières décisions, la mise en scène de la manière dont un personnage fait face à al réalité, la commente, s’en moque, y réagit… C’est pluriel, discutable probablement, mais c’est un geste important qui encourage à (re)penser notre réel, ne pas subir passivement l’actualité…

 

En suivant les micro-(més)aventures de Gustave, on multiplie nos manières de lire le moment présent, on peuple le temps du confinement, on le règle en quelque sorte. On peut être sûr que les revues vont continuer d’imaginer des moyens de partager leurs contenus et des manières originales d’intervenir dans nos vies.

 

Hugo Pradelle